Page:Aulnoy - Les contes choisis, 1847.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
LE MOUTON

qu’il n’en était point le maître. Elle ne veut plus revenir, s’écriait-il, ma malheureuse figure de mouton lui déplaît. Que ferai-je sans Merveilleuse ? Ragotte, barbare fée, quelle vengeance ne prends-tu point de l’indifférence que j’ai pour toi ? Il se plaignit longtemps, et voyant que la nuit approchait, sans que la princesse parût, il courut à la ville. Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse ; mais comme chacun savait déjà son aventure, et qu’on ne voulait plus qu’elle retournât avec le mouton, on lui refusa durement de la voir ; il poussa des plaintes, et fit des regrets capables d’émouvoir tout autre que les suisses, qui gardaient la porte du palais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre et y rendit la vie.

Le roi et Merveilleuse ignoraient la triste tragédie qui venait de se passer. Il proposa à sa fille de monter dans un char, et de se faire voir par toute la ville, à la clarté de mille et mille flambeaux, qui étaient aux fenêtres et dans les grandes places ; mais quel spectacle pour elle, de trouver en sortant de son palais son cher mouton, étendu sur le pavé, qui ne respirait plus ? Elle se précipita du chariot, elle courut vers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peu d’exactitude avait causé la mort du mouton royal. Dans son désespoir, elle pensa mourir elle-même. L’on convint alors que les personnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, aux coups de la fortune, et que souvent elles éprouvent les plus grands malheurs dans le moment où elles se croient au comble de leurs souhaits.