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LA CHATTE BLANCHE.

que si je faisais davantage la mutine, ils prévoyaient qu’il m’en arriverait de cuisants déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le cœur d’un grand roi que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m’habillai point, et j’affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais, depuis qu’il y a des nains, il ne s’en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds et sur ses genoux tout ensemble, car il n’avait point d’os aux jambes, de sorte qu’il se soutenait sur deux béquilles de diamant. Son manteau royal n’avait qu’une demi-aune de long et traînait de plus d’un tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau et son nez si grand qu’il portait dessus une douzaine d’oiseaux, dont le ramage le réjouissait ; il avait une si furieuse barbe, que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, et ses oreilles passaient d’une coudée au-dessus de sa tête ; mais on s’en apercevait peu, à cause d’une haute couronne pointue qu’il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi les bras ouverts pour m’embrasser ; je me tins fort droite, et il fallut que son premier écuyer le haussât ; mais, aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les fenêtres, de sorte que Migonnet se retira chez les fées très indigné contre moi.

Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie, et pour l’apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l’amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m’attacher les pieds et les mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu’il m’emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j’avais faites ; elles dirent seulement qu’il fallait songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d’une si grande douceur. « Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le cœur ne m’annonce rien de bon ; mesdames les fées sont d’étranges personnes, et surtout violentes. » Je me moquai de ces alarmes, et j’attendis mon cher époux avec mille impatiences : il en avait trop de me voir pour tarder ; je lui jetai l’échelle de corde, bien résolue de m’en retourner avec lui. Il monta légèrement et me dit des choses si tendres, que je n’ose encore les rappeler à mon souvenir.

Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes enfoncer tout d’un coup les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon ; Migonnet les suivait dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sans s’effrayer, mit l’épée à la main, et ne songea qu’à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée ; car enfin, vous le dirai-je, seigneur ? ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.

Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu’il m’engloutît comme il venait d’engloutir tout ce que j’aimais au monde. Il le voulait bien aussi : mais les fées, encore plus cruelles que lui, ne le voulurent pas : « Il faut, s’écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature. » Elles me touchèrent : je me vis aussitôt sous la figure d’une chatte blanche ; elles me conduisirent dans ce superbe palais qui était à mon père ; elles métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en chats et en chattes ; elles en laissèrent d’autres à qui l’on ne voyait que les mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je ne serais délivré de ma chatonique figure que par un prince qui ressemblerait parfaitement à l’époux qu’elles m’avaient ravi. C’est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle : mêmes traits, même air, même son de voix ; j’en fus frappée aussitôt que je vous vis ; j’étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera, mes peines vont finir. — Et les miennes, belle reine, dit le prince, en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée ? Je vous aime déjà plus que ma vie. — Seigneur, dit la reine, il faut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentiments pour moi, et s’il consentira à ce que vous désirez. »

Elle sortit ; le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui ; il était beaucoup plus magnifique que ceux qu’il avait eus jusqu’alors. Le reste de l’équipage y répondait à tel point, que tous les fers des chevaux étaient d’émeraudes et les clous de diamant. Cela ne s’est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble ; si elle était unique en beauté, elle ne l’était pas moins en esprit, et ce jeune prince était aussi parfait qu’elle ; de sorte qu’ils pensaient des choses toutes charmantes.

Lorsqu’ils furent près du château où les deux frères aînés du prince devaient se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garnies d’or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu’on ne la vît point, et il était porté par de jeunes hommes très bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura dans le beau chariot ; il aperçut ses frères qui se promenaient avec des princesses d’une excellente beauté. Dès qu’ils le reconnurent, ils s’avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s’il amenait une maîtresse. Il leur dit qu’il avait été si malheureux, que, dans tout son voyage, il n’en avait rencontrées que de très laides, que ce qu’il rapportait de plus rare, c’était une petite chatte blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. « Une chatte, lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais ? » Le prince répliqua qu’en effet il n’était pas