Page:Aulnoy - Contes de Madame d'Aulnoy, 1882.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
LA CHATTE BLANCHE.

baguette, il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées plus fines que du crêpe ; elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres. Elles se rendirent ainsi à leur château. Ma mère, me voyant en l’air, exposée sur ce furieux dragon, ne put s’empêcher de pousser des cris. Le roi la consola par l’assurance que son amie lui avait donnée, qu’il ne m’arriverait aucun accident et que l’on prendrait le même soin de moi que si j’étais restée dans son propre palais. Elle s’apaisa, bien qu’il lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps et d’en être la seule cause ; car si elle n’avait pas voulu manger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume de mon père et je n’aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter.

Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avaient bâti exprès une tour dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les saisons de l’année, des meubles magnifiques, des livres agréables ; mais il n’y avait point de porte et il fallait toujours entrer par les fenêtres, qui étaient prodigieusement hautes. L’on trouvait un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de verdure qui garantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m’élevèrent avec des soins qui surpassaient tout ce qu’elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient des plus à la mode et si magnifiques, que si quelqu’un m’avait vue, l’on aurait cru que c’était le jour de mes noces. Elles m’apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à ma naissance ; je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car il n’y avait guère de chose que je ne comprisse avec une extrême facilité. Ma douceur leur était fort agréable, et comme je n’avais jamais rien vu qu’elles, je serais demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie.

Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j’ai déjà parlé ; elles ne m’entretenaient jamais du roi ni de la reine ; elles me nommaient leur fille, et je croyais l’être. Personne au monde ne restait avec moi dans la tour, qu’un perroquet et un petit chien, qu’elles m’avaient donnés pour me divertir, car ils étaient doués de raison et parlaient à merveille.

Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d’ornières et d’arbres qui l’embarrassaient ; de sorte que je n’y avais aperçu personne depuis qu’on m’avait enfermée. Mais un jour, comme j’étais à la fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j’entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés et j’aperçus un jeune chevalier qui s’était arrêté pour écouter notre conversation. Je n’en avais jamais vu qu’en peinture. Je ne fus pas fâchée qu’une rencontre inespérée me fournît cette occasion ; de sorte que, ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m’avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j’y prenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi et me parut très en peine de quelle manière il pourrait m’entretenir ; car ma fenêtre était fort haute, il craignait d’être entendu, et il savait bien que j’étais dans le château des fées.

La nuit vint presque tout d’un coup, ou pour parler plus juste, elle vint sans que nous nous en aperçussions. Il sonna deux ou trois fois du cor et me réjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l’obscurité était grande. Je restai très rêveuse ; je ne sentis plus le même plaisir que j’avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ils me disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes fées deviennent fort spirituelles ; mais j’étais occupée et je ne savais point l’art de me contraindre. Perroquet le remarqua ; il était fin, il ne témoigna rien de ce qui lui roulait dans la tête.

Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre ; je demeurai agréablement surprise d’apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait des habits magnifiques ; je me flattai que j’y avais un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu’ayant été insensible jusqu’alors à toutes les beautés qu’il avait vues, il s’était senti tout d’un coup si vivement frappé de la mienne, qu’il ne pouvait comprendre comme quoi il se passerait sans mourir de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très contente de son compliment et très inquiète de n’oser y répondre ; car il aurait fallu crier de toute ma force, et me mettre dans le risque d’être entendue encore mieux des fées que de lui. Je tenais quelques fleurs que je lui jetai ; il les reçut comme une insigne faveur, de sorte qu’il les baisa plusieurs fois et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu’il vînt tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je le voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J’avais une bague de turquoise que j’ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s’éloigner en diligence ; c’est que j’entendais de l’autre côté la fée Violente, qui montait sur son dragon pour m’apporter à déjeuner.

La première chose qu’elle dit en entrant dans ma chambre, ce furent ces mots : « Je sens ici la voix d’un homme ; cherche, dragon ! » Oh ! que devins-je ! J’étais transie de peur qu’il ne passât par l’autre fenêtre, et qu’il ne suivît le chevalier pour lequel je m’intéressais déjà beaucoup. « En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez quand vous dites que vous sentez la voix d’un homme. Est-ce que la voix sent quelque chose ? Et quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour ? — Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de te voir raisonner si joliment, et je conçois que c’est la haine que j’ai pour tous les hommes qui me