Page:Aulnoy - Contes de Madame d'Aulnoy, 1882.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
LA CHATTE BLANCHE.

fusa rudement ; et s’ils n’étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivé pis.

Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s’indignèrent tout ce qu’on peut l’être ; et après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait de venin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et les enfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du souffle de son haleine.

Le roi se trouva dans la dernière désolation. Il consulta tous les sages de son royaume sur ce qu’il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs dont il les voyait accablés. Ils lui conseillèrent d’envoyer chercher partout le monde les meilleurs médecins et les plus excellents remèdes, et d’un autre côté, qu’il fallait promettre la vie aux criminels condamnés à mort qui voudraient combattre le dragon. Le roi assez satisfait de cet avis l’exécuta et n’en reçut aucune consolation ; car la mortalité continuait, et personne n’allait contre le dragon qui n’en fût dévoré ; de sorte qu’il eut recours à une fée dont il était protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle était fort vieille et ne se levait presque plus ; il alla chez elle, il lui fit mille reproches de souffrir que le Destin le persécutât sans le secourir. « Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-elle ; vous avez irrité mes sœurs ; elles ont autant de pouvoir que moi, et rarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à les apaiser en leur donnant votre fille ; cette petite princesse leur appartient. Vous avez mis la reine dans une étroite prison ; que vous a donc fait une femme si aimable pour la traiter si mal ? Prenez votre parti de tenir la parole qu’elle a donnée ; je vous assure que vous serez comblé de biens. »

Le roi mon père m’aimait chèrement : mais ne voyant point d’autre moyen de sauver ses royaumes et de se délivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu’il était résolu de la croire, qu’il voulait bien me donner aux fées, puisqu’elle assurait que je serais chérie et traitée en princesse de mon rang ; qu’il ferait aussi revenir la reine et qu’elle n’avait qu’à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château de féerie. « Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la montagne de fleurs ; vous pourrez même rester aux environs, pour être spectateur de la fête qui se passera. » Le roi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine, qu’elle en avertît ses sœurs les fées, afin qu’elles fissent là-dessus ce qu’elles jugeraient à propos.

Dès qu’il fut de retour au palais, il renvoya quérir la reine avec autant de tendresse et de pompe qu’il l’avait fait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était si abattue et si changée, qu’il aurait eu peine à la reconnaître, si son cœur ne l’avait pas assuré que c’était cette même personne qu’il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d’oublier les déplaisirs qu’il venait de lui causer, et que ce seraient les derniers qu’elle éprouverait jamais avec lui. Elle répliqua qu’elle se les était attirés par l’imprudence qu’elle avait eue de promettre sa fille aux fées ; et que si quelque chose la pouvait rendre excusable, c’était l’état où elle était. Enfin il lui déclara qu’il voulait me remettre entre leurs mains. La reine à son tour combattit ce dessein. Il semblait que quelque fatalité s’en mêlait et que je devais être toujours un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Après qu’elle eut bien gémi et pleuré sans rien obtenir de ce qu’elle souhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, et nos sujets continuaient de mourir, comme s’ils eussent été coupables des fautes de notre famille), elle consentit à ce qu’il désirait et l’on prépara tout pour la cérémonie.

Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l’art peut faire imaginer de plus galant. Ce n’étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentes couleurs frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons si brillants qu’on ne les pouvait regarder. La magnificence de mon ajustement surpassait s’il se peut celle du berceau. Toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses perles. Vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de brancard fort léger ; leurs parures n’avaient rien de commun ; mais il ne leur fut pas permis de mettre d’autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m’accompagna, chacun dans son rang.

Pendant que l’on gravissait la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s’approchait. Enfin les fées parurent au nombre de trente-six ; elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles. Chacune était assise dans une coquille de perle plus grande que celle où Vénus était lorsqu’elle sortit de la mer ; des chevaux marins, qui n’allaient guère bien sur terre, les traînaient plus pompeuses que les premières reines de l’univers ; mais d’ailleurs vieilles et laides avec excès. Elles portaient une branche d’olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâce devant elles ; et lorsqu’elles me tinrent, ce fut des caresses si extraordinaires, qu’il semblait qu’elles ne voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse.

Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après elles, attaché avec des chaînes de diamants. Elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages et commencèrent ensuite le branle des fées. C’est une danse fort gaie. Il n’est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent. Puis le dragon qui avait mangé tant de personnes s’approcha en rampant. Les trois fées, à qui ma mère m’avait promise, s’assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d’elles, et, frappant le dragon avec une