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LA CHATTE BLANCHE.

ché avec un ruban blanc au justaucorps de ceux qui faisaient le cortège, comme un ordre nouveau dont elle les avait honorés.

« Va, dit-elle au prince, va paraître à la cour du roi ton père, d’une manière si somptueuse que tes airs magnifiques servent à lui imposer, afin qu’il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix, garde-toi de ne la casser qu’en sa présence : tu y trouveras la pièce de toile que tu m’as demandée. — Aimable blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis si pénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, je préférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs que j’ai lieu de me promettre ailleurs. — Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c’est une marchandise rare parmi les princes : ils veulent être aimés de tout le monde et ne veulent rien aimer ; mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je te tiens compte de l’attachement que tu témoignes pour une petite chatte blanche, qui dans le fond n’est propre à rien qu’à prendre des souris. » Le prince lui baisa la patte et partit.

L’on aurait de la peine à croire la diligence qu’il fit, si l’on ne savait déjà de quelle manière le cheval de bois l’avait porté, en moins de deux jours, à plus de cinq cents lieues du château, de sorte que le même pouvoir qui anima celui-là pressa si fort les autres, qu’ils ne restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin ; ils ne s’arrêtèrent en aucun endroit jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés chez le roi, où les deux frères aînés du prince s’étaient déjà rendus ; de sorte que, ne voyant point paraître leur cadet, ils s’applaudissaient de sa négligence et se disaient tout bas l’un à l’autre : « Voilà qui est bien heureux ! Il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans l’affaire importante qui va se traiter. » Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui, à la vérité étaient si fines qu’elles passaient dans le trou d’une grosse aiguille, mais pour passer dans une petite, cela ne se pouvait ; et le roi, très aise de ce prétexte de dispute, leur montrait l’aiguille qu’il avait proposée, et que les magistrats, par son ordre, apportèrent du trésor de la ville où elle avait été soigneusement enfermée.

Il y avait beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l’aîné, car c’était sa toile qui était la plus belle, disaient que c’était là une franche chicane, où il entrait beaucoup d’adresse et de normanisme. Les créatures du roi soutenaient qu’il n’était point obligé de tenir des conditions qu’il n’avait pas proposées. Enfin pour les mettre tous d’accord, l’on entendit un bruit charmant de trompettes, de timbales et de hautbois : c’était notre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deux fils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d’une si grande magnificence.

Après qu’il eut salué respectueusement son père, embrassé ses frères, il tira d’une boîte couverte de rubis, la noix qu’il cassa ; il croyait y trouver la pièce de toile tant vantée ; mais il y avait au lieu une noisette. Il la cassa encore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun se regardait ; le roi riait tout doucement et se moquait que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une pièce de toile : mais pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puisqu’il avait déjà donné un petit chien qui tenait dans un gland ? Il cassa donc le noyau de cerise qui était rempli de son amande ; alors il s’éleva un grand bruit dans la chambre, l’on n’entendait autre chose, sinon : « Le prince cadet est la dupe de l’aventure. » Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteries des courtisans ; il ouvre l’amande, et trouve un grain de blé, puis dans le grain de blé, un grain de millet. Oh ! c’est la vérité qu’il commença de se défier, et marmotta entre ses dents : « Chatte-Blanche, Chatte-Blanche, tu t’es moquée de moi ! » Il sentit dans ce moment la griffe d’un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné qu’il en saignait. Il ne savait si cette griffade était faite pour lui donner du cœur, ou pour lui faire perdre courage. Cependant il ouvrit le grain de millet, et l’étonnement de tout le monde ne fut pas petit quand il en tira une pièce de toile de quatre cents aunes, si merveilleuse, que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre ; les rochers, les raretés et les coquillages de la mer ; le soleil, la lune, les étoiles, les astres, et les planètes des cieux ; il y avait encore le portrait des rois et des autres souverains qui régnaient pour lors dans le monde ; celui de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs enfants, et de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait le personnage qui lui convenait, et vêtu à la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle que le prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L’on présenta l’aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi et les deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique la beauté et la rareté de cette toile les forçassent de temps en temps de dire que tout ce qui était dans l’univers, ne lui était pas comparable.

Le roi poussa un profond soupir, et, se tournant vers ses enfants : « Rien ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaître votre déférence pour moi ; je souhaite donc que vous vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui au bout de l’année ramènera la plus belle fille l’épousera et sera couronné roi à son mariage : c’est aussi bien une nécessité que mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus à donner la récompense que j’ai promise. »

Toute l’injustice roulait sur notre prince. Le petit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôt qu’un ; mais il était si bien né, qu’il ne voulut point contrarier la volonté de son père, et sans différer il remonta dans sa calèche. Tout son équipage le suivit, et il retourna