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LA CHATTE BLANCHE.

chose, madame ? reprit-il. — Sans doute, continua-t-elle, nous avons ici des poètes qui ont infiniment de l’esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d’en être convaincu. — Il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment le prince ; mais aussi, madame, je vous regarde comme une chatte fort rare. »

L’on apporta le souper ; les mains, dont les corps étaient invisibles, servaient. L’on mit d’abord sur la table deux bisques, l’une de pigeonneaux et l’autre de souris fort grasses. La vue de l’une empêcha le prince de manger de l’autre, se figurant que le même cuisinier les avait accommodées ; mais la petite chatte, qui devina par la mine qu’il faisait ce qu’il avait dans l’esprit, l’assura que sa cuisine était à part, et qu’il pouvait manger de ce qu’on lui présenterait avec certitude ; qu’il n’y aurait ni rats ni souris.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle petite chatte ne voudrait pas le tromper. Il remarqua qu’elle avait à sa patte un portrait fait en table. Cela le surprit ; il la pria de le lui montrer, croyant que c’était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeune homme si beau, qu’il était à peine croyable que la nature en pût former un tel, et qui lui ressemblait si fort qu’on n’aurait pu le peindre mieux. Elle soupira, et, devenant encore plus triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire là-dessous ; cependant il n’osa s’en informer, de peur de déplaire à la chatte ou de la chagriner. Il l’entretint de toutes les nouvelles qu’il savait, et il la trouva fort instruite des différents intérêts des princes et des autres choses qui se passaient dans le monde.

Après le souper, Chatte-Blanche convia son hôte d’entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequel douze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaient vêtus en Maures et les autres en Chinois. Il est aisé de juger des sauts et des cabrioles qu’ils faisaient, et, de temps en temps, ils se donnaient des coups de griffes. C’est ainsi que la soirée finit. Chatte-Blanche donna le bonsoir à son hôte ; les mains qui l’avaient conduit jusque là le reprirent et le menèrent dans un appartement tout opposé à celui qu’il avait vu. Il était moins magnifique que galant ; tout était tapissé d’ailes de papillon dont les diverses couleurs formaient mille fleurs différentes. Il y avait aussi des plumes d’oiseaux très rares et qui n’ont peut-être jamais été vues que dans ce lieu-là. Les lits étaient de gaze rattachés par mille nœuds de ruban. C’étaient de grandes glaces depuis le plafond jusqu’au parquet, et les bordures d’or ciselé représentaient mille petits amours.

Le prince se coucha sans dire mot, car il n’y avait pas moyen de faire conversation avec les mains qui le servaient ; il dormit peu, et fut réveillé par un bruit confus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit et lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château : il aperçut plus de cinq cents chats dont les uns menaient des lévriers en laisse, les autres sonnaient du cor. C’était une grande fête : Chatte-Blanche allait à la chasse, elle voulait que le prince y vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui courait à toute bride et qui allait le pas à merveille ; il fit quelque difficulté d’y monter, disant qu’il s’en fallait beaucoup qu’il ne fût chevalier errant comme don Quichotte ; mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval de bois. Il avait une housse et une selle en broderie d’or et de diamants. Chatte-Blanche montait un singe, le plus beau et le plus superbe qui se soit encore vu. Elle avait quitté son grand voile et portait un bonnet à la dragonne qui lui donnait un petit air si résolu, que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il ne s’est jamais fait une chasse plus agréable : les chats couraient plus vite que les lapins et les lièvres, de sorte que lorsqu’ils en prenaient, Chatte-Blanche faisait faire la curée devant elle, et il s’y passait mille tours d’adresse très réjouissants. Les oiseaux n’étaient pas, de leur côté, trop en sûreté, car les chatons grimpaient aux arbres et le maître singe portait Chatte-Blanche jusque dans le nid des aigles, pour disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.


Il ne pensa plus qu’à miauler avec Chatte-Blanche… (p. 66)

La chasse étant finie, elle prit un cor qui était long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et si haut, qu’on l’entendait aisément de dix lieues. Dès qu’elle en eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous les chats du pays ; les uns paraissaient en l’air, montés sur des chariots ; les autres, dans des barques, abordaient par eau ; enfin il ne s’en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés de différentes manières ; elle retourna au château avec ce pompeux cortège et pria le prince d’y revenir. Il le voulut bien, quoiqu’il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu du sabbat et du sorcier, et que la chatte parlante l’étonnât plus que tout le reste.

Dès qu’elle fut rentrée chez elle, on lui mit un grand voile. Elle soupa avec le prince : il avait faim et mangea de