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LA BICHE AU BOIS.

je me trouverai toute seule avec ce prince ! Ah ! mourons plutôt ! » Elle faisait la pesante et l’accablait ; il était tout en eau de tant de fatigue, et, quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelques secours il n’y pourrait arriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue ; mais, avant de quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au pied d’un arbre dans la crainte qu’elle ne s’enfuît.

Hélas ! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un prince qui l’adorait ? Elle essaya inutilement d’arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était prête de s’étrangler avec un nœud coulant qu’il avait malheureusement fait, lorsque Giroflée, lasse d’être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l’air, et passa dans le lieu où était la biche blanche, qui se débattait. Que devint-elle quand elle aperçut sa chère maîtresse ! Elle ne pouvait se hâter assez de la défaire ; les rubans étaient noués par différents endroits ; enfin le prince arriva avec Becafigue, comme elle allait emmener la biche.

« Quelque respect que j’aie pour vous, madame, lui dit le prince, permettez-moi de m’opposer au larcin que vous voulez me faire ; j’ai blessé cette biche, elle est à moi, je l’aime, je vous supplie de m’en laisser le maître. — Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moi avant que d’être à vous ; je renoncerais aussitôt à ma vie qu’à elle ; et si vous voulez voir comme elle me connaît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté… Allons ma petite Blanche, dit-elle, embrassez-moi. » Bichette se jeta à son cou. « Baisez-moi la joue droite. » Elle obéit. « Touchez mon cœur. » Elle y porta le pied. « Soupirez. » Elle soupira. Il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disait. « Je vous la rends, lui dit-il honnêtement ; mais j’avoue que ce n’est pas sans chagrin. » Elle s’en alla aussitôt avec sa biche.

Elles ignoraient que le prince demeurait dans leur maison ; il les suivait d’assez loin, et demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s’y rendit fort peu après elles ; et, poussé d’un mouvement de curiosité dont Biche-Blanche était cause, il lui demanda qui était cette jeune personne. Elle répliqua qu’elle ne la connaissait pas ; qu’elle l’avait reçue chez elle avec sa biche ; qu’elle la payait bien, et qu’elle vivait dans une grande solitude. Becafigue s’informa en quel lieu était sa chambre ; elle lui dit que c’était si proche de la sienne, qu’elle n’était séparée que par une cloison.

Lorsque le prince fut retiré, son confident lui dit qu’il était le plus trompé des hommes ou que cette fille avait demeuré avec la princesse Désirée ; qu’il l’avait vue au palais, quand il y était allé en ambassade. « Quel funeste souvenir me rappelez-vous ? lui dit le prince, et par quel hasard serait-elle ici ? — C’est ce que j’ignore, seigneur, ajouta Becafigue ; mais j’ai envie de la voir encore, et, puisqu’une simple menuiserie nous sépare, j’y vais faire un trou. — Voilà une curiosité bien inutile », dit le prince tristement ; car les paroles de Becafigue avaient renouvelé toutes ses douleurs. En effet il ouvrit sa fenêtre qui regardait dans la forêt et se mit à rêver.

Cependant Becafigue travaillait, et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d’une robe de brocard d’argent, mêlé de quelques fleurs incarnates rebrodées d’or avec des émeraudes ; ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde ; son teint brillait des plus vives couleurs, et ses yeux ravissaient. Giroflée était à genoux devant elle, qui lui bandait le bras, dont le sang coulait avec abondance. Elles paraissaient toutes deux assez embarrassées de cette blessure. « Laisse-moi mourir ! disait la princesse ; la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène. Quoi ! être biche tout le jour ! voir celui à qui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure ! Hélas ! si tu savais tout ce qu’il m’a dit de touchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quelles manières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tu ne fais de n’être point en état de l’éclaircir de ma destinée. »


Giroflée était à genoux devant elle qui lui bandait le bras… (p. 60)

L’on peut assez juger de l’étonnement de Becafigue par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre ; il courut vers le prince, il l’arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables : « Ah ! seigneur, lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui vous a charmé. » Le prince regarda, et reconnut aussitôt sa princesse. Il serait mort de plaisir, sans qu’il craignait d’être déçu par quelque enchantement ; car enfin comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue-Épine et sa mère, qui étaient renfermées dans le château des Trois-Pointes et qui prenaient le nom, l’une de Désirée et l’autre de sa dame d’honneur ?

Cependant la passion le flattait, l’on a un penchant na-