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LA BICHE AU BOIS.

pieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendresse qu’elle avait baisé ses mains. Elle lui parla et connut que la biche l’entendait, mais qu’elle ne pouvait lui répondre ; les larmes et les soupirs redoublèrent de part et d’autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu’elle ne la quitterait point, la biche lui fit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaient assez qu’elle en serait très aise, et qu’elle la consolerait d’une partie de ses peines.

Elles étaient demeurées presque tout le jour ensemble ; Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n’eût besoin de manger, elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avait remarqué des fruits sauvages qui ne laissaient pas d’être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim ; mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir : car, de rester au milieu de la forêt exposées à tous les périls qu’elles pouvaient courir, il n’était pas possible de s’y résoudre. « N’êtes-vous point effrayée, charmante biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici ? » La Biche leva les yeux vers le ciel, et soupira. « Mais, continua Giroflée, vous avez déjà parcouru une partie de cette vaste solitude, n’y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage ? » La biche marqua par les mouvements de sa tête, qu’elle n’avait rien vu. « Ô dieux ! s’écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain. Quand j’aurais le bonheur d’éviter les tigres et les ours, je suis certaine que la peur suffira pour me tuer ; et ne croyez pas au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi : je la regrette par rapport à vous. Hélas ! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation ! se peut-il rien de plus triste ? » La petite biche se prit à pleurer, elle sanglotait presque comme une personne.

Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l’aimait tendrement ; malgré sa désobéissance elle avait toujours veillé à sa conservation, et, paraissant tout d’un coup : « Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle ; l’état où je vous vois me fait trop de peine. » Bichette et Giroflée l’interrompirent en se jetant à ses genoux ; la première lui baisait les mains et la caressait le plus joliment du monde, l’autre la conjurait d’avoir pitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle. « Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe ; celle qui lui a fait tant de mal a beaucoup de pouvoir. Mais j’accourcirai le temps de sa pénitence, et, pour l’adoucir, aussitôt que la nuit laissera sa place au jour, elle quittera sa forme de biche ; mais à peine l’aurore paraîtra-elle qu’il faudra qu’elle la reprenne, et qu’elle coure les plaines et les forêts comme les autres. »

C’était déjà beaucoup de cesser d’être biche pendant la nuit ; la princesse en témoigna sa joie par des sauts et des bonds qui réjouirent Tulipe. « Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre. » En achevant ces mots elle disparut. Giroflée obéit, elle entra avec Bichette dans la route qu’elles voyaient, et y trouva une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevait un panier d’osier fin. Giroflée la salua. « Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle, me retirer avec ma biche ? Il me faudrait une petite chambre. — Oui ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici ; entrez avec votre biche. »

Elle les mena aussitôt dans une chambre très jolie, toute boisée de merisier ; il y avait deux petits lits de toile blanche, des draps fins, et tout paraissait si simple et si propre, que la princesse a dit depuis qu’elle n’avait rien trouvé de plus à son gré.


« Oui ma belle, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici ; entrez avec votre biche. » (p. 54)

Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d’être biche. Elle embrassa cent fois sa chère Giroflée ; elle la remercia de l’affection qui l’engageait à suivre sa fortune, et lui promit qu’elle rendrait la sienne très heureuse dès que sa pénitence serait finie.

La vieille vint frapper doucement à leur porte, et sans entrer elle donna des fruits excellents à Giroflée, dont la princesse mangea avec grand appétit, ensuite elles se couchèrent ; et, sitôt que le jour parut, Désirée, étant devenue biche, se mit à gratter à la porte afin que Giroflée lui ouvrît. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour longtemps, et Bichette s’étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d’y courir à son ordinaire.

J’ai déjà dit que le prince Guerrier s’était arrêté dans la forêt, et que Becafigue la parcourait pour trouver quelques fruits. Il était assez tard lorsqu’il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j’ai parlé. Il lui parla civilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour