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LA BICHE AU BOIS.

car il ne s’en fallait plus que trois mois qu’elle n’eût quinze ans ; et, cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dans l’ambassade du célèbre Becafigue ; elle lui donna même les raretés qu’il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira, elle loua avec beaucoup de goût ce qu’il y avait de plus curieux ; mais de temps en temps ses regards s’échappaient pour s’attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait été inconnu jusqu’alors.

L’ambassadeur, voyant qu’il faisait des instances inutiles pour qu’on lui donnât la princesse, et qu’on se contentait de lui promettre, mais si solennellement qu’il n’y avait pas lieu d’en douter, demeura peu auprès du roi et retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.

Quand le prince sut qu’il ne pouvait espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour. Il ne dormait plus, il ne mangeait point ; il devint triste et rêveur ; la vivacité de son teint se changea en couleur de soucis. Il demeurait des jours entiers couché sur un canapé dans son cabinet à regarder le portrait de sa princesse ; il lui écrivait à tous moments et présentait les lettres à ce portrait, comme s’il eût été capable de les lire. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tomba dangereusement malade, et pour en deviner la cause il ne fallait ni médecins ni docteurs.

Le roi se désespérait. Il aimait son fils plus tendrement que jamais père n’a aimé le sien. Il se trouvait sur le point de le perdre. Quelle douleur pour un père ! Il ne voyait aucun remède qui pût guérir le prince. Il souhaitait Désirée ; sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d’aller trouver le roi et la reine qui l’avaient promise, pour les conjurer d’avoir pitié de l’état où le prince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne se ferait jamais s’ils voulaient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans.

Cette démarche était extraordinaire ; mais elle l’aurait été bien davantage s’il eût laissé périr un fils si aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui était insurmontable : c’est que son grand âge ne lui permettait que d’aller en litière, et cette voiture s’accordait mal avec l’impatience de son fils ; de sorte qu’il envoya en poste le fidèle Becafigue, et il écrivit les lettres du monde les plus touchantes pour engager le roi et la reine à ce qu’il souhaitait.

Pendant ce temps, Désirée n’avait guère moins de plaisir à voir le portrait du prince, qu’il en avait à regarder le sien. Elle allait à tous moments dans le lieu où il était ; et quelque soin qu’elle prît de cacher ses sentiments, on ne laissait pas de les pénétrer. Entre autres, Giroflée et Longue-Épine, qui étaient ses filles d’honneur, s’aperçurent des petites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Giroflée l’aimait passionnément et lui était fidèle ; Longue-Épine de tout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et son rang. Sa mère avait élevé la princesse ; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d’honneur ; elle aurait dû l’aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu’elle chérissait sa fille jusqu’à la folie ; et voyant la haine qu’elle avait pour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien.

L’ambassadeur que l’on avait dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien reçu lorsqu’on apprit le compliment dont il était chargé. Cette Éthiopienne était la plus vindicative créature du monde ; elle trouva que c’était la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagements avec elle, de lui envoyer dire ainsi qu’on la remerciait. Elle avait vu un portrait du prince dont elle s’était entêtée, et les Éthiopiennes, quand elles se mêlent d’aimer, aiment avec plus d’extravagance que les autres. « Comment, monsieur l’ambassadeur, dit-elle, est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche et assez belle ? promenez-vous dans mes États, vous trouverez qu’il n’en est guère de plus vastes ; venez dans mon trésor royal voir plus d’or que toutes les mines du Pérou n’en ont jamais fourni ; enfin regardez la noirceur de mon teint, ce nez écrasé, ces grosses lèvres ; n’est-ce pas ainsi qu’il faut être pour être belle ? — Madame, répondit l’ambassadeur, qui craignait les bastonnades plus que tous ceux qu’on envoie à la Porte, je blâme mon maître, autant qu’il est permis à un sujet ; et si le Ccel m’avait mis sur le premier trône de l’univers, je sais vraiment bien à qui je l’offrirais. — Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle, j’avais résolu de commencer ma vengeance sur vous ; mais il y aurait de l’injustice, puisque vous n’êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince. Allez lui dire qu’il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n’aime pas les malhonnêtes gens. » L’ambassadeur qui ne demandait pas mieux que son congé, l’eut à peine obtenu qu’il en profita.

Mais l’Éthiopienne était trop piquée contre le prince Guerrier pour lui pardonner. Elle monta dans un char d’ivoire traîné par six autruches qui faisaient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la Fontaine ; c’était sa marraine et sa meilleure amie. Elle lui raconta son aventure et la pria avec les dernières instances de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule ; elle regarda dans le livre qui dit tout, et elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesse Noire que pour la princesse Désirée, qu’il l’aimait éperdument, et qu’il était même malade de la seule impatience de la voir. Cette connaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte, et comme elle ne l’avait point vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu’elle aurait négligé de lui faire du mal, si la vindicative Noiron ne l’en avait pas conjurée : « Quoi ! s’écria-t-elle, cette malheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire ? Non, charmante princesse, non, ma mignonne, je ne souffrirai pas qu’on te fasse un affront ; les cieux et tous les éléments s’inté-