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LA BICHE AU BOIS.

des cachets de diamants, des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée : des bracelets de rubis, taillés en cœur. Enfin que n’avait-il pas imaginé pour lui plaire !

L’ambassadeur portait le portrait de ce jeune prince, qui avait été peint par un homme si savant, qu’il parlait et faisait de petits compliments pleins d’esprit. À la vérité il ne répondait pas à tout ce qu’on lui disait, mais il ne s’en fallait guère. Becafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, et il ajouta qu’il portait tant d’argent, que si on lui refusait la princesse, il trouverait le moyen de gagner quelqu’une de ses femmes et de l’enlever. « Ah ! s’écria le prince, je ne puis m’y résoudre, elle serait offensée d’un procédé si peu respectueux. » Becafigue ne répondit rien là-dessus et partit.

Le bruit de son voyage prévint son arrivée ; le roi et la reine en furent ravis ; ils estimaient beaucoup son maître et savaient les grandes actions du prince Guerrier ; mais ce qu’ils connaissaient encore mieux, c’était son mérite personnel ; de sorte que quand ils auraient cherché dans tout l’univers un mari pour leur fille, ils n’auraient su en trouver un plus digne d’elle. On prépara un palais pour loger Becafigue et l’on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence.

Le roi et la reine avaient résolu que l’ambassadeur verrait Désirée ; mais la fée Tulipe vint trouver la reine, et lui dit : « Gardez-vous bien, madame, de mener Becafigue chez notre enfant (c’est ainsi qu’elle nommait la princesse) ; il ne faut pas qu’il la voie sitôt, et ne consentez point à l’envoyer chez le roi qui la demande, qu’elle n’ait passé quinze ans ; car je suis assurée que si elle part plus tôt il lui arrivera quelque malheur. » La reine embrassa la bonne Tulipe, elle lui promit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voir la princesse.

L’ambassadeur arriva, son équipage demeura vingt-trois heures à passer ; car il avait six cent mille mulets, dont les clochettes et les fers étaient d’or, leurs couvertures de velours et de brocard en broderie de perles. C’était un embarras sans pareil dans les rues : tout le monde était accouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu’il fit et des cérémonies qui se passèrent de part et d’autre : on peut assez les imaginer ; mais lorsqu’il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce lui fût déniée. « Si nous vous refusons, lui dit le roi, seigneur Becafigue, une chose qui paraît si juste, ce n’est point par un caprice qui nous soit particulier, il faut vous raconter l’étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part. Une fée au moment de sa naissance la prit en aversion, et la menaça d’un très grande infortune, si elle voyait le jour avant l’âge de quinze ans. Nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartements sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n’en rien faire. — Eh ! quoi, sire, répliqua l’ambassadeur, aurai-je le chagrin de m’en retourner sans elle ? Vous l’accordez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences ; est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées ? Voilà le portrait du prince Guerrier que j’ai ordre de lui présenter ; il est si ressemblant que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde. » Il le déploya aussitôt ; le portrait, qui n’était instruit que pour parler à la princesse, dit : « Belle Désirée, vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur je vous attends : venez bientôt dans notre cour l’orner des grâces qui vous rendent incomparable. » Le portrait ne dit plus rien ; le roi et la reine demeurèrent si surpris, qu’ils prièrent Becafigue de le leur donner pour le porter à la princesse ; il en fut ravi, et le remit entre leurs mains.


Quand elle lui montra le portrait du prince qui parlait, et qui lui fit un compliment… (p. 52)

La reine n’avait point encore parlé jusqu’alors à sa fille de ce qui se passait ; elle avait même défendu aux dames qui étaient auprès d’elle de lui rien dire de l’arrivée de l’ambassadeur : elles ne lui avaient pas obéi, et la princesse savait qu’il s’agissait d’un grand mariage ; mais elle était si prudente, qu’elle n’en avait rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince qui parlait, et qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise ; car elle n’avait rien vu d’égal à cela, et la bonne mine du prince, l’air d’esprit, la régularité de ses traits, ne l’étonnaient pas moins que ce que disait le portrait. « Seriez-vous fâchée, lui dit la reine en riant, d’avoir un époux qui ressemblât à ce prince ? — Madame, répliqua-t-elle, ce n’est point à moi à faire un choix ; ainsi je serai toujours contente de celui que vous me destinerez. — Mais enfin, ajouta la reine, si le sort tombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse ? » Elle rougit, baissa les veux et ne répondit rien. La reine la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. Elle ne put s’empêcher de verser des larmes lorsqu’elle pensa qu’elle était sur le point de la perdre,