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FINETTE CENDRON.

une bûche dont il avait fait une canne ; il avait un panier couvert dans sa main ; il en tira quinze petits enfants qu’il avait volés par les chemins, et qu’il avala comme quinze œufs frais. Quand les trois princesses le virent, elles tremblaient sous la cuve, elles n’osaient pleurer bien haut, de peur qu’il ne les entendît ; mais elles s’entre-disaient tout bas : « Il va nous manger tout en vie, comment nous sauverons-nous ? » L’ogre dit à sa femme : « Vois-tu, je sens chair fraîche, je veux que tu me la donnes. — Bon, dit l’ogresse, tu crois toujours sentir chair fraîche, et ce sont tes moutons qui sont passés par là. — Oh ! je ne me trompe point, dit l’ogre, je sens chair fraîche assurément ; je vais chercher partout. — Cherche, dit-elle, et tu ne trouveras rien. — Si je trouve, répliqua l’ogre, et que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule. » Elle eut peur de cette menace, et lui dit : « Ne te fâche point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd’hui trois jeunes fillettes que j’ai prises, mais ce serait dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que je me repose ; tu vois que notre belle maison est fort malpropre, que notre pain n’est pas cuit, que la soupe ne te semble plus si bonne, et que je ne te parais plus si belle, depuis que je me tue de travailler ; elles seront mes servantes ; je te prie, ne les mange pas à présent ; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le maître. »

L’ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne les pas manger tout à l’heure. Il disait : « Laisse-moi faire, je n’en mangerai que deux. — Non, tu n’en mangeras pas. — Eh bien, je ne mangerai que la plus petite. » Et elle disait : « Non, tu n’en mangeras pas une ! » Enfin après bien des contestations, il lui promit de ne les pas manger. Elle pensait en elle-même : « Quand il ira à la chasse, je les mangerai, et je lui dirai qu’elles se sont sauvées. »

L’ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui ; les pauvres filles étaient presque mortes de peur : l’ogresse les rassura ; et quand il les vit, il leur demanda ce qu’elles savaient faire. Elles répondirent qu’elles savaient balayer, qu’elles savaient coudre et filer à merveille, qu’elles faisaient de si bons ragoûts, que l’on mangeait jusqu’aux plats ; que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l’on en venait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L’ogre était friand, il dit : « Çà, çà, mettons vite ces bonnes ouvrières en besogne. Mais, dit-il à Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s’il est assez chaud ? — Monseigneur, répliqua-t-elle, j’y jette du beurre, et puis j’y goûte avec la langue. — Eh bien, dit-il, allume donc le four. » Ce four était aussi grand qu’une écurie, car l’ogre et l’ogresse mangeaient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu effroyable, il était embrasé comme une fournaise, et l’ogre qui était présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux et cent petits cochons de lait. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit accommodaient la pâte. Le maître ogre dit : « Hé bien, le four est-il chaud ? » Finette répondit : « Monseigneur, vous l’allez voir. » Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, et puis elle dit : « Il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite. — Je suis grand, » dit l’ogre, et se baissant, il s’enfonça si avant qu’il ne pouvait plus se retirer, de sorte qu’il brûla jusqu’aux os. Quand l’ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des os de son mari.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la consolèrent de leur mieux ; mais elles craignaient que sa douleur ne s’apaisât trop tôt, et que l’appétit lui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avait déjà pensé faire. Elles lui dirent : « Prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vous épouser. » Elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt. Lorsqu’elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit : « Si vous vouliez quitter ces horribles peaux d’ours, dont vous êtes habillée, vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre. — Voyons, dit-elle, comme tu l’entends ; mais assure-toi que, s’il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à pâté. » Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, et se mirent à la peigner et la friser en l’amusant de leur caquet. Finette prit une hache, et lui donna par derrière un si grand coup, qu’elle sépara son corps d’avec sa tête.

Il ne fut jamais une telle allégresse ; elles montèrent sur le toit de la maison pour se divertir à sonner les clochettes d’or ; elles furent dans toutes les chambres, qui étaient de perles et de diamants, et les meubles si riches qu’elles mouraient de plaisir ; elles riaient et chantaient, rien ne leur manquait, du blé, des confitures, des fruits et des poupées en abondance. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent dans des lits de brocart et de velours, et s’entre-dirent : « Nous voilà plus riches que n’était notre père quand il avait son royaume ; mais il nous manque d’être mariées, il ne viendra personne ici, cette maison passe assurément pour un coupe-gorge, et on ne sait point la mort de l’ogre et de l’ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits, et nous n’y serons pas longtemps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises d’épouser des princesses. »

Dès qu’elles furent habillées, elles dirent à Finette qu’elles allaient se promener, qu’elle demeurât à la maison à faire le ménage et la lessive, et qu’à leur retour tout fût net et propre ; que si elle y manquait, elles l’assommeraient de coups. La pauvre Finette, qui avait le cœur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, et toujours pleurant. « Que je suis malheureuse, disait-elle, d’avoir désobéi à ma marraine, il