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GRACIEUSE ET PERCINET

plus fâcheuse de ma vie. » Percinet ne se fit pas appeler jusqu’à trois fois ; elle l’aperçut avec son riche habit vert. « Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belle princesse, vous ne penseriez jamais à moi. — Ah ! jugez mieux de mes sentiments, répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate aux bienfaits ; il est vrai que j’éprouve votre constance, mais c’est pour la couronner quand j’en serai convaincue. » Percinet plus content qu’il eût encore été, donna trois coups de baguette sur la boîte ; aussitôt petits hommes, petites femmes, violons, cuisiniers, et rôti, tout s’y plaça comme s’il ne s’en fût pas déplacé. Percinet avait laissé dans le bois son chariot ; il pria la princesse de s’en servir pour aller au riche château : elle avait bien besoin de cette voiture en l’état où elle était ; de sorte que la rendant invisible, il la mena lui-même, et il eut le plaisir de lui tenir compagnie ; plaisir auquel ma chronique dit qu’elle n’était pas indifférente dans le fond de son cœur, mais elle cachait ses sentiments avec soin.

Elle arriva au riche château ; et quand elle demanda de la part de Grognon qu’on lui ouvrît son cabinet, le gouverneur s’éclata de rire : « Quoi ! lui dit-il, tu crois en quittant tes moutons entrer dans un si beau lieu ; va, retourne où tu voudras, jamais sabots n’ont été sur un tel plancher. » Gracieuse le pria de lui écrire un mot, comme quoi il la refusait : il le voulut bien ; et sortant du riche château, elle trouva l’aimable Percinet qui l’attendait et qui la ramena au palais. Il serait difficile d’écrire tout ce qu’il lui dit pendant le chemin, de tendre et de respectueux pour la persuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que si Grognon lui faisait encore un mauvais tour, elle y consentirait.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle se jeta sur la fée qu’elle avait retenue ; elle l’égratigna et l’aurait étranglée, si une fée était étranglable. Gracieuse lui présenta le billet du gouverneur et la boîte : elle jeta l’un et l’autre au feu, sans daigner les ouvrir ; et, si elle s’en était crue, elle y aurait bien jeté la princesse ; mais elle ne différait pas son supplice pour longtemps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin, aussi profond qu’un puits ; l’on posa dessus une grosse pierre. Elle s’alla promener, et dit à Gracieuse et à tous ceux qui l’accompagnaient : « Voici une pierre sous laquelle je suis avertie qu’il y a un trésor ; allons, qu’on la lève promptement. » Chacun y mit la main, et Gracieuse comme les autres : c’était ce qu’on voulait. Dès qu’elle fut au bord, Grognon la poussa rudement dans le puits, et on laissa retomber la pierre qui le fermait.


En même temps elle découvrit le château de féerie… (p. 9)

Pour ce coup-là, il n’y avait plus rien à espérer ; où Percinet l’aurait-il pu trouver, au fond de la terre ? Elle en comprit bien les difficultés, et se repentit d’avoir attendu si tard à l’épouser. « Que ma destinée est terrible ! s’écriait-elle. Je suis enterrée toute vivante ! Ce genre de mort est plus affreux qu’aucun autre. Vous êtes vengé de mes retardements, Percinet ; mais je craignais que vous ne fussiez de l’humeur légère des autres hommes, qui changent quand ils sont certains d’être aimés. Je voulais enfin être sûre de votre cœur ; mes injustes défiances sont cause de l’état où je me trouve ; encore, continuait-elle, si je pouvais espérer que vous donnassiez des regrets à ma perte, il me semble qu’elle me serait moins sensible. » Elle parlait ainsi pour soulager sa douleur, quand elle sentit ouvrir une petite porte, qu’elle n’avait pu remarquer dans l’obscurité. En même temps elle aperçut le jour, et un jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, de statues, de bocages et de cabinets ; elle n’hésita point à y entrer. Elle s’avança dans une grande allée, rêvant dans son esprit quelle fin aurait ce commencement d’aventures ; en même temps, elle découvrit le château de féerie : elle n’eut pas de peine à le reconnaître ; sans compter que l’on n’en trouve guère tout de cristal de roche, et qu’elle y voyait ses nouvelles aventures gravées. Percinet parut avec la reine sa mère et ses sœurs : « Ne vous en défendez plus, belle princesse, dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureux et de vous tirer de l’état déplorable où vous vivez sous la tyrannie de Grognon. » La princesse reconnaissante se jeta à ses genoux, et lui dit qu’elle pouvait ordonner de sa destinée, et qu’elle lui obéirait en tout ; qu’elle n’avait pas oublié la prophétie de Percinet lorsqu’elle partit du palais de féerie, quand il lui dit que ce même palais serait parmi les morts, et qu’elle n’y entrerait qu’après avoir été enterrée ; qu’elle voyait avec admiration son savoir, et qu’elle n’en avait pas moins pour son mérite ; qu’ainsi elle l’acceptait pour époux. Le prince se jeta à son tour à ses pieds ; en même temps le palais retentit de voix et d’instruments, et les noces se firent avec la dernière magnificence. Toutes les fées de mille lieues à la ronde y vinrent avec des équi-