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GRACIEUSE ET PERCINET

qu’elle n’en puisse venir à bout. » La fée s’en alla, et le lendemain elle fit apporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avait de toutes sortes d’oiseaux, de rossignols, de serins, de tarins, de chardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux, colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix : je n’aurais jamais fait si je voulais tout nommer. Ces plumes étaient mêlées les unes parmi les autres ; les oiseaux mêmes n’auraient pu les reconnaître. « Voici, dit la fée en parlant à Grognon, de quoi éprouver l’adresse et la patience de votre prisonnière ; commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons à part, des rossignols à part, et ainsi de chacune elle fasse un monceau : une fée y serait assez nouvelle. » Grognon se pâma de joie en se figurant l’embarras de la malheureuse princesse ; elle l’envoya quérir, lui fit ses menaces ordinaires et l’enferma avec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant que tout l’ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes ; mais il lui était impossible de connaître la différence des unes aux autres : elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore, elle essaya plusieurs fois ; et voyant qu’elle tentait une chose impossible : « Mourons, dit-elle, d’un ton et d’un air désespéré ; c’est ma mort que l’on souhaite, c’est elle qui finira mes malheurs. Il ne faut plus appeler Percinet à mon secours, s’il m’aimait, il serait déjà ici. — J’y suis, ma princesse, s’écria Percinet en sortant du fond de la tonne où il était caché, j’y suis pour vous tirer de l’embarras où vous êtes ; doutez, après tant de preuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie ! » Aussitôt il frappa trois coups de sa baguette, et les plumes, sortant à milliers de la tonne, se rangeaient d’elles-mêmes par petits monceaux tout autour de la chambre. « Que ne vous dois-je point, seigneur ! lui dit Gracieuse ; sans vous j’allais succomber ; soyez certain de toute ma reconnaissance. » Le prince n’oublia rien pour lui persuader de prendre une ferme résolution en sa faveur ; elle lui demanda du temps, et, quelque violence qu’il se fît, il lui accorda ce qu’elle voulait.

Grognon vint ; elle demeura si surprise de ce qu’elle voyait, qu’elle ne savait plus qu’imaginer pour désoler Gracieuse. Elle ne laissa pas de la battre, disant que les plumes étaient mal arrangées. Elle envoya quérir la fée, et se mit dans une colère horrible contre elle. La fée ne savait que lui répondre ; elle demeurait confondue ; enfin, elle lui dit qu’elle allait employer toute son industrie à faire une boîte qui embarrasserait bien sa prisonnière, si elle s’avisait de l’ouvrir ; et quelques jours après, elle lui apporta une boîte assez grande. « Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez porter cela quelque part par votre esclave ; défendez lui bien de l’ouvrir, elle ne pourra s’en empêcher, et vous serez contente. » Grognon ne manqua à rien : « Portez cette boîte, dit-elle, à mon riche château, et la mettez sur la table du cabinet ; mais je vous défends, sur peine de mourir, de regarder ce qui est dedans. »


Et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes… (p. 8)

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit de toile et son capuchon de laine ; ceux qui la rencontraient disaient : « Voilà quelque déesse déguisée ! » car elle ne laissait pas d’être d’une beauté merveilleuse. Elle ne marcha guère sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit bois qui était bordé d’une prairie agréable, elle s’assit pour respirer un peu ; elle tenait la boîte sur ses genoux, et tout d’un coup l’envie la prit de l’ouvrir. « Qu’est-ce qui m’en peut arriver ? disait-elle. Je n’y prendrai rien, mais tout au moins je verrai ce qui est dedans. » Elle ne réfléchit pas davantage aux conséquences, elle l’ouvrit ; et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes, de violons, d’instruments, de petites tables, petits cuisiniers, petits plats ; enfin, le géant de la troupe était haut comme le doigt. Ils sautent dans le pré, ils se séparent en plusieurs bandes, et commencent le plus joli bal que l’on ait jamais vu ; les uns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autres mangeaient : les petits violons jouaient à merveille. Gracieuse prit d’abord quelque plaisir à voir une chose si extraordinaire ; mais quand elle fut un peu délassée, et qu’elle voulut les obliger de rentrer dans la boîte, pas un seul ne le voulut ; les petits messieurs et les petites dames s’enfuyaient, les violons de même, et les cuisiniers, avec leurs marmites sur leurs têtes et les broches sur l’épaule, gagnaient le bois quand elle entrait dans le pré, et passaient dans le pré quand elle venait dans le bois. « Curiosité trop indiscrète, disait Gracieuse en pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie ! le seul malheur dont je pouvais me garantir, m’arrive par ma faute : non, je ne puis assez me le reprocher ! Percinet, s’écria-t-elle, Percinet, s’il est possible que vous aimiez encore une princesse si imprudente, venez m’aider dans la rencontre la