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GRACIEUSE ET PERCINET

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que la princesse, lui et le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dans la chambre du roi et allat se jeter à ses pieds. Lorsqu’il la vit, il eut peur et voulut fuir, la prenant pour un fantôme ; elle le retint et lui dit qu’elle n’était point morte : que Grognon l’avait fait conduire dans la forêt sauvage, qu’elle était montée au haut d’un arbre où elle avait vécu de fruits ; qu’on avait fait enterrer une bûche à sa place, et qu’elle lui demandait en grâce de l’envoyer dans quelqu’un de ses châteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de sa marâtre.

Le roi incertain si elle lui disait vrai, envoya déterrer la bûche, et demeura bien étonné de la malice de Grognon. Tout autre que lui l’aurait fait mettre à la place ; mais c’était un pauvre homme faible, qui n’avait pas le courage de se fâcher tout de bon : il caressa beaucoup sa fille et la fit souper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui dire le retour de la princesse et qu’elle soupait avec le roi, elle commença de faire la forcenée ; et, courant chez lui, elle lui dit qu’il n’y avait point à balancer, qu’il fallait lui abandonner cette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour ne revenir de sa vie ; que c’était une supposition de croire qu’elle fût la princesse Gracieuse, qu’à la vérité elle lui ressemblait un peu, mais que Gracieuse s’était pendue, qu’elle l’avait vue de ses yeux ; et que si l’on ajoutait foi aux impostures de celle-ci, c’était manquer de considération et de confiance pour elle. Le roi, sans dire un mot, lui abandonna l’infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que ce n’était pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avec le secours de ses femmes, dans un cachot où elle la fit déshabiller. On lui ôta ses riches habits, et on la couvrit d’un pauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots aux pieds et un capuchon de bure sur sa tête ; à peine lui donna-t-on un peu de paille pour se coucher, et du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleurer amèrement, et à regretter le château de féerie ; mais elle n’osait appeler Percinet à son secours, trouvant qu’elle en avait trop mal usé avec lui et ne pouvant se promettre qu’il l’aimât assez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avait envoyé quérir une fée, qui n’était guère moins malicieuse qu’elle : « Je tiens ici, lui dit-elle, une petite coquine dont j’ai sujet de me plaindre ; je veux la faire souffrir, et lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont elle ne puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sans qu’elle ait lieu de s’en plaindre ; aidez-moi à lui trouver chaque jour de nouvelles peines. » La fée répliqua qu’elle y rêverait et qu’elle reviendrait le lendemain. Elle n’y manqua pas. Elle apporta un écheveau de fils gros comme quatre personnes, si délié, que le fil se cassait à souffler dessus, et si mêlé qu’il était en un tapon, sans commencement ni fin. Grognon, ravie, envoya quérir sa belle prisonnière et lui dit : « Ça, ma bonne commère, apprêtez vos grosses pattes pour dévider ce fil, et soyez bien assurée que si vous en rompez un seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcherai moi-même. Commencez quand il vous plaira ; mais je veux qu’il soit dévidé avant que le soleil se couche. » Puis elle l’enferma sous trois clefs dans une chambre.

La princesse n’y fut pas plus tôt, que, regardant ce gros écheveau, le tournant et le retournant, cassant mille fils pour un, elle demeura si interdite, qu’elle ne voulut pas seulement tenter d’en rien dévider, et, le jetant au milieu de la place : « Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause de ma mort. Ah ! Percinet, Percinet, si mes rigueurs ne vous ont point trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir, mais tout au moins, venez recevoir mon dernier adieu. » Là-dessus, elle se mit à pleurer si amèrement, que quelque chose de moins sensible qu’un amant en aurait été touché. Percinet ouvrit la porte avec la même facilité que s’il eût gardé la clef dans sa poche : « Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujours prêt à vous servir ; je ne suis point capable de vous abandonner, quoique vous reconnaissiez mal ma passion. » Il frappa trois coups de sa baguette sur l’écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns aux autres, et en deux autres coups tout fut dévidé d’une propreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitait encore quelque chose de lui, et si elle ne l’appellerait jamais que dans ses détresses. « Ne me faites point de reproches, beau Percinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse. — Mais, ma princesse, il ne tient qu’à vous de vous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime ; venez avec moi, faisons notre commune félicité. Que craignez-vous ? — Que vous ne m’aimiez pas assez, répliqua-t-elle : je veux que le temps me confirme vos sentiments. »

Percinet, outré de ses soupçons, prit congé d’elle, et la quitta.

Le soleil était sur le point de se coucher, Grognon en attendait l’heure avec mille impatiences ; enfin elle la devança, et vint avec ses quatre furies, qui l’accompagnaient partout. Elle mit les trois clefs dans les trois serrures, et disait en ouvrant la porte : « Je gage que cette belle paresseuse n’aura fait œuvre de ses dix doigts, elle aura bien mieux aimé dormir pour avoir le teint frais. »

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présenta le peloton de fil où rien ne manquait. Elle n’eut pas autre chose à dire, sinon qu’elle l’avait sali, qu’elle était une malpropre, et pour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches et incarnates devinrent bleues et jaunes. L’infortunée Gracieuse souffrit patiemment une insulte qu’elle n’était pas en état de repousser ; on la ramena dans son cachot, où elle fut bien enfermée.

Grognon chagrine de n’avoir pas réussi avec l’écheveau de fil, envoya quérir la fée et la chargea de reproches. « Trouvez, lui dit-elle, quelque chose plus malaisé, pour