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GRACIEUSE ET PERCINET

La méchante Grognon attendait la nuit impatiemment ; dès qu’elle fut venue, elle fit mettre les chevaux à sa chaise roulante ; on obligea Gracieuse d’y monter, et sous une grosse escorte on la conduisit à cent lieues de là, dans une grande forêt où personne n’osait passer, parce qu’elle était pleine de lions, d’ours, de tigres et de loups. Quand ils eurent percé jusqu’au milieu de cette horrible forêt, ils la firent descendre et l’abandonnèrent, quelque prière qu’elle pût leur faire d’avoir pitié d’elle. « Je ne vous demande pas la vie, leur disait-elle, je ne vous demande qu’une prompte mort ; tuez-moi pour m’épargner tous les maux qui vont m’arriver. » C’était parler à des sourds ; ils ne daignèrent pas lui répondre, et s’éloignant d’elle d’une grande vitesse, ils laissèrent cette belle et malheureuse fille toute seule. Elle marcha quelque temps sans savoir où elle allait ; tantôt se heurtant contre un arbre, tantôt tombant, tantôt embarrassée dans les buissons ; enfin, accablée de douleur, elle se jeta par terre sans avoir la force de se relever. « Percinet, s’écriait-elle quelquefois, Percinet, où êtes-vous ? Est-il possible que vous m’ayez abandonnée ? » Comme elle disait ces mots, elle vit tout d’un coup la plus belle et la plus surprenante chose du monde : c’était une illumination si magnifique, qu’il n’y avait pas un arbre dans la forêt où il n’y eût plusieurs lustres remplis de bougies ; et dans le fond d’une allée elle aperçut un palais tout de cristal qui brillait autant que le soleil. Elle commença de croire qu’il entrait du Percinet dans ce nouvel enchantement, elle sentit une joie mêlée de crainte. « Je suis seule, disait-elle ; ce prince est jeune, aimable, amoureux ; je lui dois la vie. Ah ! c’en est trop, éloignons-nous de lui : il vaut mieux mourir que de l’aimer. » En disant ces mots, elle se leva, malgré sa lassitude et sa faiblesse : et sans tourner les yeux vers le beau château, elle marcha d’un autre côté, si troublée et si confuse, dans les différentes pensées qui l’agitaient, qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait.

Dans ce moment, elle entendit du bruit derrière elle : la peur la saisit, elle crut que c’était quelque bête féroce qui l’allait dévorer ; elle regarda en tremblant, et elle vit le prince Percinet aussi beau que l’on dépeint l’Amour. « Vous me fuyez, lui dit-il, ma princesse ! Vous me craignez quand je vous adore ! Est-il possible que vous soyez si peu instruite de mon respect, que de me croire capable d’en manquer pour vous ? Venez, venez sans alarme dans le palais de féerie, je n’y entrerai pas si vous me le défendez ; vous y trouverez la reine, ma mère, et mes sœurs qui vous aiment déjà tendrement sur ce que je leur ai dit de vous. » Gracieuse, charmée de la manière soumise et engageante dont lui parlait son jeune amant, ne put refuser d’entrer avec lui dans un petit traîneau peint et doré, que deux cerfs tiraient d’une vitesse prodigieuse ; de sorte qu’en très peu de temps il la conduisit en mille endroits de cette forêt, qui lui semblèrent admirables. On voyait clair partout ; il y avait des bergers et des bergères vêtus galamment, qui dansaient au son des flûtes et des musettes. Elle voyait en d’autres lieux, sur le bord des fontaines, des villageois avec leurs maîtresses, qui mangeaient et qui chantaient gaiement : « Je croyais, lui dit-elle, cette forêt inhabitée ; mais tout m’y paraît peuplé et dans la joie. — Depuis que vous y êtes, ma princesse, répliqua Percinet, il n’y a plus dans cette sombre solitude que des plaisirs et d’agréables amusements : les Amours vous accompagnent, les fleurs naissent sous vos pas. » Gracieuse n’osa répondre ; elle ne voulait point s’embarquer dans ces sortes de conversations, et elle pria le prince de la mener auprès de la reine sa mère.


Gracieuse… ne put refuser d’entrer avec lui dans un petit traineau peint et doré… (p. 5)

Aussitôt il dit à ses cerfs d’aller au palais de féerie. Elle entendit en arrivant une musique admirable, et la reine avec deux de ses filles, qui étaient toutes charmantes, vinrent au-devant d’elle, l’embrassèrent, et la menèrent dans une grande salle dont les murs étaient de cristal de roche : elle y remarqua avec beaucoup d’étonnement que son histoire jusqu’à ce jour y était gravée, et même la promenade qu’elle venait de faire avec le prince dans le traîneau ; mais cela était d’un travail si fini, que les Phidias et tout ce que l’ancienne Grèce nous vante, n’en auraient pu approcher. « Vous avez des ouvriers bien diligents, dit Gracieuse à Percinet ; à mesure que je fais une action et un geste, je le vois gravé. — C’est que je ne veux rien perdre de tout ce qui a quelque rapport à vous, ma princesse, répliqua-t-il : hélas ! en aucun endroit je ne suis ni heureux, ni content. » Elle ne lui répondit rien, et remercia la reine de la manière dont elle la recevait. On servit un grand repas, où Gracieuse mangea de bon appétit ; car elle était ravie d’avoir trouvé Percinet, au lieu des ours et des lions qu’elle craignait dans la forêt. Quoiqu’elle fût bien lasse, il l’engagea de passer dans un salon tout brillant d’or et de peintures, où l’on représenta un opéra : c’était les Amours de Psyché et de Cupidon, mêlés de danses et de petites chansons. Un jeune berger vint chanter ces paroles :


L’on vous aime, Gracieuse, et le dieu d’Amour même
Ne saurait pas aimer au point que l’on vous aime.