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GRACIEUSE ET PERCINET

suis souvent dans les lieux où vous êtes, sans que vous me voyiez. Le don de féerie que j’ai reçu en naissant m’a été d’un grand secours pour me procurer le plaisir de vous voir : je vous accompagnerai aujourd’hui partout sous cet habit, et j’espère ne vous être pas tout à fait inutile. » À mesure qu’il parlait, la princesse le regardait dans un étonnement dont elle ne pouvait revenir. « C’est vous, beau Percinet, lui dit-elle, c’est vous que j’avais tant d’envie de voir, et dont on raconte des choses si surprenantes ! Que j’ai de joie que vous vouliez être de mes amis ! Je ne crains plus la méchante Grognon, puisque vous entrez dans mes intérêts. » Ils se dirent encore quelques paroles, et puis Gracieuse alla au palais, où elle trouva un cheval tout harnaché et caparaçonné que Percinet avait fait entrer dans l’écurie, et que l’on crut qui était pour elle : elle monta dessus. Comme c’était un grand sauteur, le page le prit par la bride, et le conduisait, se tournant à tout moment vers la princesse, pour avoir le plaisir de la regarder.

Quand le cheval qu’on menait à Grognon parut auprès de celui de Gracieuse, il avait l’air d’une franche rosse ; et la housse du beau cheval était si éclatante de pierreries, que celle de l’autre ne pouvait entrer en comparaison. Le roi, qui était occupé de mille choses, n’y prit pas garde ; mais tous les seigneurs n’avaient des yeux que pour la princesse, dont ils admiraient la beauté, et pour son page vert qui était lui seul plus joli que tous ceux de la cour.

On trouva Grognon en chemin, dans une calèche découverte, plus laide et plus mal bâtie qu’une paysanne. Le roi et la princesse l’embrassèrent : on lui présenta son cheval pour monter dessus ; mais voyant celui de Gracieuse : « Comment, dit-elle, cette créature aura un plus beau cheval que le mien ! j’aimerais mieux n’être jamais reine et retourner à mon riche château, que d’être traitée d’une telle manière. » Le roi aussitôt commanda à la princesse de mettre pied à terre et de prier Grognon de lui faire l’honneur de monter sur son cheval. La princesse obéit sans répliquer. Grognon ne la regarda ni ne la remercia ; elle se fit guinder sur le beau cheval ; elle ressemblait à un paquet de linge sale. Il y avait huit gentilshommes qui la tenaient, de peur qu’elle ne tombât. Elle n’était pas encore contente ; elle grommelait des menaces entre ses dents. On lui demanda ce qu’elle avait. « J’ai, dit-elle, qu’étant la maîtresse, je veux que le page vert tienne la bride de mon cheval, comme il faisait quand Gracieuse le montait. » Le roi ordonna au page vert de conduire le cheval de la reine. Percinet jeta les yeux sur sa princesse, et elle sur lui, sans dire un pauvre mot : il obéit, et toute la cour se mit en marche ; les tambours et les trompettes faisaient un bruit désespéré. Grognon était ravie : avec son nez plat et sa bouche de travers, elle ne se serait pas changée pour Gracieuse.

Mais dans le temps que l’on y pensait le moins, voilà le beau cheval qui se met à sauter, à ruer et à courir si vite, que personne ne pouvant l’arrêter ; il emporta Grognon. Elle se tenait à la selle et aux crins, elle criait de toute sa force ; enfin elle tomba le pied pris dans l’étrier. Il la traîna bien loin sur des pierres, sur des épines et dans la boue, où elle resta presque ensevelie. Comme chacun la suivait, on l’eut bientôt jointe : elle était tout écorchée, sa tête cassée en quatre ou cinq endroits, un bras rompu : il n’a jamais été une mariée en plus mauvais état.

Le roi paraissait au désespoir. On la ramassa comme un verre brisé en pièces : son bonnet était d’un côté, ses souliers de l’autre : on la porta dans la ville, on la coucha, et l’on fit venir les meilleurs chirurgiens. Toute malade qu’elle était, elle ne laissait pas de tempêter : « Voilà un tour de Gracieuse, disait elle ; je suis certaine qu’elle n’a pris ce beau et méchant cheval que pour m’en faire envie, et qu’il me tuât : si le roi ne m’en fait pas raison, je retournerai dans mon riche château, et je ne le verrai de mes jours. » On alla dire au roi la colère de Grognon. Comme sa passion dominante était l’intérêt, la seule idée de perdre les mille tonneaux d’or et de diamants le fit frémir, et l’aurait porté à tout. Il accourut auprès de la crasseuse malade ; il se mit à ses pieds, et lui jura qu’elle n’avait qu’à prescrire une punition proportionnée à la faute de Gracieuse, et qu’il l’abandonnait à son ressentiment. Elle lui dit que cela suffisait, qu’elle allait l’envoyer quérir.


…Quatre femmes, qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle… (p. 3)

En effet, on vint dire à la princesse que Grognon la demandait. Elle devint pâle et tremblante, se doutant bien que ce n’était pas pour la caresser ; elle regarda de tous côtés si Percinet ne paraissait point ; elle ne le vit pas, et elle s’achemina bien triste vers l’appartement de Grognon. À peine y fut-elle entrée, qu’on ferma les portes ; puis quatre femmes, qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle par l’ordre de leur maîtresse, lui arrachèrent ses beaux habits et déchirèrent sa chemise. Quand ses épaules furent découvertes, ces cruelles mégères ne pouvaient soutenir l’éclat de leur blancheur ; elles fermaient les yeux