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GRACIEUSE ET PERCINET





I l y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient qu’une fille. Sa beauté, sa douceur et son esprit qui étaient incomparables, la firent nommer Gracieuse. Elle faisait toute la joie de sa mère ; il n’y avait point de matin qu’on ne lui apportât une belle robe, tantôt de brocard d’or, de velours, ou de satin. Elle était parée à merveille, sans être ni plus fière ni plus glorieuse. Elle passait la matinée avec des personnes savantes qui lui apprenaient toutes sortes de sciences ; et l’après-dinée, elle travaillait auprès de la reine. Quand il était temps de faire collation, on lui servait des bassins pleins de dragées, et plus de vingt pots de confitures : aussi disait-on partout qu’elle était la plus heureuse princesse de l’univers.

Il y avait dans cette même cour une vieille fille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui était affreuse de tout point : ses cheveux étaient d’un roux couleur de feu ; elle avait le visage épouvantablement gros et couvert de boutons ; de deux yeux qu’elle avait eus autrefois, il ne lui en restait qu’un chassieux ; sa bouche était si grande, qu’on eût dit qu’elle voulait manger tout le monde ; mais, comme elle n’avait point de dents, on ne la craignait pas ; elle était bossue devant et derrière, et boiteuse des deux côtés. Ces sortes de monstres portent envie à toutes les belles personnes : elle haïssait mortellement Gracieuse, et se retira de la cour pour n’en entendre plus dire du bien. Elle fut dans un château à elle, qui n’était pas éloigné. Quand quelqu’un l’allait voir, et qu’on lui racontait des merveilles de la princesse, elle s’écriait en colère : « Vous mentez, vous mentez, elle n’est point aimable, j’ai plus de charmes dans mon petit doigt qu’elle n’en a dans toute sa personne ! »

Cependant la reine tomba malade et mourut. La princesse Gracieuse pensa mourir aussi de douleur d’avoir perdu une si bonne mère ; le roi regrettait beaucoup une si bonne femme. Il demeura près d’un an enfermé dans son palais. Enfin les médecins, craignant qu’il ne tombât malade, lui ordonnèrent de se promener et de se divertir. Il fut à la chasse : et, comme la chaleur était grande, en passant par un gros château qu’il trouva sur son chemin, il y entra pour se reposer.


Aussitôt Grognon prit un petit marteau et frappa, toc, toc… (p. 1)

Aussitôt la duchesse Grognon, avertie de l’arrivée du roi (car c’était son château) vint le recevoir et lui dit que l’endroit le plus frais de la maison, c’était une grande cave bien voûtée, fort propre, où elle le priait de descendre. Le roi y fut avec elle, et voyant deux cents tonneaux rangés les uns sur les autres, il lui demanda si c’était pour elle seule qu’elle faisait une si grosse provision : « Oui, Sire, dit-elle, c’est pour moi seule ; je serai bien aise de vous en faire goûter ; voilà du Canarie, du Saint-Laurent, du Champagne, de l’Hermitage, du Rivesaltes, du Rossolis, Persicot, Fenouillet : duquel voulez-vous ?

— Franchement, dit le roi, je tiens que le vin de Champagne vaut mieux que tous les autres. » Aussitôt Grognon prit un petit marteau et frappa, toc, toc ; il sort du tonneau un millier de pistoles. « Qu’est-ce que cela signifie ? », dit-elle en souriant. Elle cogne l’autre tonneau, toc, toc ; il en sort un boisseau de doubles louis d’or. « Je n’entends rien à cela ! », dit-elle encore, en souriant plus fort. Elle passe à un troisième tonneau, et cogne, toc, toc ; il en sort tant de perles et de diamants, que la terre en était toute couverte. « Ah ! s’écria-t-elle, je n’y comprends rien, Sire, il faut qu’on m’ait volé mon bon vin, et qu’on ait mis à la place ces bagatelles.

— Bagatelles ! dit le roi, qui était bien étonné ; vertuchou ! madame Grognon, appelez-vous cela des bagatelles ? Il y en a pour acheter dix royaumes grands comme Paris.

— Eh bien, dit-elle, sachez que tous ces tonneaux sont pleins d’or et de pierreries : je vous en ferai le maître, à condition que vous m’épouserez.

— Ah ! répliqua