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BOURGEOISIE ET DÉMOCRATIE

furent assez peu nombreuses. En général, on accepta docilement les décrets sur le régime censitaire, on les appliqua avec bonne volonté, le plus souvent sans plainte aucune, et il n’y eut pas, contre le cens, de grand courant d’opinion.


VI Mais Paris intervint de nouveau, et avec plus d’insistance. C’est quand il eut vu fonctionner le régime censitaire qu’il en comprit la portée et les inconvénients. Il fallut aux ouvriers parisiens une « leçon de choses » pour qu’ils saisissent bien le sens de ce mot passif, et aussi, pour qu’il se produisît un sérieux mouvement d’opinion, il fallut que la bourgeoisie se sentît lésée par le marc d’argent.

On fut très ému par la loi du 18 avril 1790, où les impositions directes de Paris étaient calculées uniquement sur le prix du loyer. Il en résultait que, dans la capitale, il fallait avoir un loyer d’au moins 750 livres pour payer 50 livres d’impositions directes, c’est-à-dire pour pouvoir être éligible à l’Assemblée nationale. Pour un loyer de 699 livres, par exemple, on ne payait que 33 livres. Une foule d’hommes aisés et notables se trouvaient ainsi inéligibles il n’y a qu’a parcourir les Petites Affiches pour se convaincre qu’à un prix inférieur à 750 livres on pouvait avoir un appartement très convenable, très « bourgeois ».

C’est en alléguant les inconvénients de cette loi du 18 avril 1790 que, le lendemain 19, Condorcet fit décider par la Commune que l’adresse rédigée par lui serait présentée à l’Assemblée nationale.

Cette adresse est fort remarquable. Condorcet y marque éloquemment la contradiction entre la Déclaration des droits et le régime censitaire. Une des objections qu’il fait au marc d’argent, c’est « qu’un décret qui supprimerait un impôt direct priverait de l’éligibilité des millions de citoyens ». Il admettrait une « taxe légère pour être citoyen actif, mais il ne veut point de taxe pour être éligible[1]. Déposée sur le bureau de la Constituante le 20 avril 1790, l’adresse de la Commune n’obtint qu’un simple accusé de réception.

L’opposition au régime censitaire s’accentuait chaque jour davantage. Elle se manifesta, d’une manière très vive, dans le journal de Marat du 30 juin 1790, où on lit une prétendue supplique des citoyens passifs[2] : « Il est certain, y dit Marat, que la Révolution est due à l’in-

    toute condition censitaire (Arch. nat., D iv, 11, dossier 156, pièce 7), et (ibid., pièce 8) une très vive protestation anonyme contre les conditions d’éligibilité, qui nous « replongeraient » dans la féodalité. Voir aussi, D iv, 49, dossier 1425, pièces 17, 21, 27. — On a cru devoir rapporter à cette époque une « pétition individuelle des citoyens formant la Société des amis de la liberté, séante rue du Bac, à Paris », où on demanda le retrait des décrets censitaires, au nom de la Déclaration des droits. Cette pétition est sans date. On lit en marge : « Reçu le 12 juin. Mais ce ne peut être le 12 juin 1790. Car il y a en tête une vignette imprimée avec cette inscription « Société des amis de la liberté, Paris, novembre 1790. La pétition de cette Société fondée en novembre 1790 doit donc être datée de l’année 1791.

  1. Voir Sigismond Lacroix, t. V, p. 55 à 63.
  2. Œuvres de Marat, éd. Vermorel, p. 144.