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LES ECRIVAINS

Ces beaux esprits font souvent paraître du mépris pour la masse ignorante.

Voyez ceux qui passent le plus pour démocrates.

Mably ne croit pas facile « de former une société raisonnable avec ce ramas d’hommes sots, stupides, ridicules et furieux qui entrent nécessairement dans sa composition[1] ». C’est avec dégoût qu’il parle de cette classe de citoyens sans doute la plus nombreuse, incapable d’élever leur pensée au dessus de leurs sens : le plus lâche parti leur paraîtra nécessairement le plus sage.

Condorcet s’élève contre la férocité et la sottise de la populace. Il gémit que celle de la capitale ait de l’influence[2]. Mais, du moins, il songe ou paraît songer à changer la populace en peuple par l’instruction.

La Fayette, dans sa correspondance, parle avec haine et mépris de « l’insolence moqueuse de la populace des villes, toujours prête, il est vrai, à se disperser devant un détachement de garde » (9 octobre 1787). Selon lui, le peuple n’a pas du tout envie de mourir pour la liberté, comme en Amérique : il est engourdi, énervé par la misère et l’ignorance (25 mai 1788)[3].

Il semble donc qu’il y ait deux Frances, celle des lettrés et celle des illettrés, ou plutôt, comme on va le voir, celle des riches et celle des pauvres. L’une est pleine de pitié pour l’autre : elle lui fait la charité avec une sensibilité qui s’amuse à des scènes rustiques, et elle s’émeut réellement aussi des injustices sociales : mais c’est une pitié parfois dédaigneuse, et qui ne tend pas à faire de ces paysans de véritables égaux[4]. La nation, c’est la France lettrée ou riche : l’opinion, c’est celle de la France lettrée ou riche. Ces deux Frances s’ignorent presque, ne se pénètrent pas l’une l’autre : on dirait qu’un fossé les sépare.

On ne songe donc pas, tout en proclamant « la souveraineté du peuple », à fonder une véritable démocratie, à confier le gouvernement de la nation à ce que nous appelons aujourd’hui le suffrage universel, chose alors innomée[5], tant l’idée en était étrangère aux penseurs du XVIIIe siècle siécle. Je n’en vois pas un seul qui demande le droit politique pour tous[6], et à peu près tous se prononcent formellement contre.

  1. Guerrier, p. 83.
  2. Œuvres, t. VIII, p. 189 ; t. IX, p. 161-163.
  3. Voir aussi Edme Champion, Esprit de la Révolution, p. 98
  4. L’horreur pour les gens du bas peuple continue à se montrer, chez des patriotes éclairés, même après que la Révolution fut commencée. Voir, par exemple, la correspondance de Gaultier de Biauzat, publiée par M. Francisque Mège, t. II, p. 246, 250.
  5. Du moins en France. Il était demandé, sous son nom, par les radicaux anglais, depuis 1770 environ.
  6. Je dois dire cependant que, dans un écrit attribué à Condorcet (De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe, réimprimé dans les Œuvres, t. VIII), on signale (p. 7), pour la combattre, l’opinion de républicains zélés qui considèrent le droit de vote comme le premier de tous. Mais je n’ai retrouvé nulle part trace de cette opinion, qui ne s’exprima peut-être que dans des conversations.