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SYSTÈME DES MANICHÉENS.

bres par nos yeux et le silence par nos oreilles ; nous percevons les unes sans les voir et l’autre sans l’entendre. De même les choses intelligibles ne sont pas seulement celles que nous percevons par la lumière de l’entendement, comme la sagesse elle-même, mais aussi celles qui nous inspirent de l’horreur par la privation de cet éclat extérieur, par exemple la folie, que nous appelons avec raison les ténèbres de l’âme. Quant à discuter sur les mots, je m’en garderai bien, mais il me serait facile de partager la question en une multitude de subdivisions qui prouveraient à tout esprit attentif que, d’après les lois infaillibles de la vérité, les substances intelligibles doivent être préférées aux substances sensibles, mais qu’on ne peut en dire autant des défauts de ces substances, quoique, parmi ces défauts, nous appelions les uns intelligibles et les autres sensibles. Que si on veut ranger parmi les substances et ces lumières sensibles et ces âmes intelligibles, sans aucun doute on sera forcé de reconnaître la supériorité des âmes sur toutes les autres substances ; tandis que parmi les défauts de tout genre il n’y aura aucune préférence à établir, puisque ces défauts ne désignent que la privation et non l’être, et qu’ils n’ont d’autre valeur intrinsèque que celle d’une négation. Rapprochons ces deux négations : il n’y a pas d’or, il n’y a pas de vertu ; sans doute il y a une grande différence entre l’or et la vertu ; mais entre ces deux négations, quelle différence pourrait-on trouver ? Il est certain, et personne n’en doute, qu’il est mille fois plus honteux de ne pas avoir de vertu, que de ne pas avoir d’or ; mais cette honte vient-elle de la négation même ou de la chose dont on manque ? Plus la vertu l’emporte sur l’or, plus la honte de manquer de vertu l’emporte sur celle d’être pauvre. Donc puisque les choses intelligibles l’emportent sur les choses sensibles, nous devons tolérer beaucoup plus difficilement le défaut dans les choses intelligibles, que dans les choses sensibles, non pas à cause des défauts eux-mêmes, mais à cause de ce qui en est l’objet. Il suit de là que le défaut de vie, laquelle est une chose intelligible, est beaucoup plus déplorable que le défaut de lumière sensible, par la raison que la vie que nous percevons par l’intelligence est de beaucoup supérieure à la lumière, puisque celle-ci n’est perçue que par les sens.

8. Maintenant donc, osez, si vous le pouvez, attribuer à Dieu la création du soleil, de la lune et de tout ce qui brille d’un éclat visible dans les astres et dans notre feu terrestre ; et en même temps niez que Dieu soit le créateur de toutes les âmes, qui ne sont telles que par la vie qui les anime et qui l’emporte de beaucoup sur la lumière. Il est dans la vérité celui qui dit : En tant qu’il brille, cet objet est de Dieu ; et moi, grand Dieu, je serais dans l’erreur si je m’écrie : En tant qu’elle vit, cette âme est de Dieu ! De grâce n’exagérez pas l’aveuglement de l’esprit et les supplices de l’entendement jusqu’à soutenir que les hommes ne peuvent comprendre ces premières notions du bon sens ! Mais quelles que soient leur erreur et leur obstination, armé de mes raisons invincibles, je puis sans hésiter étudier avec eux ce sujet, l’envisager sous toutes ses faces et le discuter avec calme, sans craindre aucunement qu’aucun d’eux hésite un seul instant à reconnaître la supériorité de l’entendement ou de ce qui est perçu par l’intelligence, sur les sens ou sur tous les objets qui ne sont connus que par les sens. Cela posé, qui donc aurait la hardiesse de soutenir que les âmes, si vicieuses fussent-elles, en tant qu’elles sont âmes, ne doivent pas être rangées dans la classe des choses intelligibles, et que c’est par leurs défauts que nous les percevons ? En effet, ce qui constitue l’essence de l’âme, c’est la vie. Sans doute, c’est par leurs défauts que nous les connaissons vicieuses, car c’est parce qu’elles manquent de vertu qu’elles sont vicieuses : mais ce n’est pas par leurs défauts que nous percevons qu’elles sont des âmes ; elles le sont par la vie qui les anime. On ne peut pas dire davantage que la présence de la vie en elles soit la cause de leur défaillance : car la défaillance dans un objet est toujours en proportion de la disparition de la vie.

9. En face de cette évidence qui nous prouve que, bien moins encore que la lumière, les âmes ne peuvent être séparées de leur auteur, je repousserais, sans restriction aucune, toutes les objections qui me seraient faites, et je conjurerais mes adversaires d’imiter plutôt ceux qui avec moi proclament que Dieu est nécessairement l’auteur unique de tout ce qui existe, parce qu’il existe et en tant qu’il existe.