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DES DEUX ÂMES.

Système des Manichéens victorieusement réfuté.

Les Manichéens soutenaient que chaque homme possède deux âmes, l’une bonne, tirée de la substance divine, et l’autre mauvaise, sortie du sein des ténèbres. — Saint Augustin déplore l’aveuglement profond qui lui avait fait embrasser cette erreur, quand il lui eût été si facile d’en percevoir la folie et l’extravagance. Nous n’avons qu’une âme, et elle vient de Dieu ; pour démontrer cette vérité, le saint Docteur invoque successivement la nature de l’âme, l’Écriture sainte et le caractère propre du péché.
CHAPITRE PREMIER.
L’ÂME EST UNE SUBSTANCE VIVANTE.

1. L’infinie miséricorde de Dieu a daigné rompre les liens qui m’enchaînaient à la secte manichéenne, et me placer de nouveau dans le sein de l’Église catholique. Devenu libre, je puis maintenant mesurer la profondeur de l’abîme où j’étais, et déplorer mon ancien malheur. Si j’avais usé, comme je le devais, de toutes les ressources qui étaient à ma disposition, je n’aurais pas laissé se dessécher si facilement et en si peu de jours, tous ces germes de la religion véritable qui avaient été déposés en moi, dès mon enfance ; je les aurais abrités contre l’erreur et les mensonges de ces hommes faux et trompeurs qui voulaient les arracher de mon âme. Ils m’offraient d’abord cette théorie de deux espèces d’âmes, différentes par leur nature et leurs propriétés, l’une sortie de la substance même de Dieu, l’autre n’appartenant à Dieu par aucun côté, pas même par la création. Or il me suffit, pour repousser ces sophismes, de me rappeler que toute vie, quelle qu’elle soit, par cela même qu’elle est vie, découle nécessairement de la source universelle et du principe unique de la vie ; et cette source, ce principe, que peut-il être, si ce n’est Dieu ? Quant à ces âmes, que les Manichéens appellent mauvaises, ou elles n’ont pas la vie, et dès lors ce ne sont pas des âmes, car alors elles ne sont capables ni de vouloir ni de ne pas vouloir, ni d’aimer ni de haïr ; ou bien elles vivent et ont le pouvoir d’être des âmes et d’en faire les fonctions, et c’est ce qu’ils prétendent ; mais de quoi vivent-elles, si ce n’est de la vie véritable ? Écoutons Jésus-Christ nous déclarer formellement : « Je suis la vie[1] ». Pourquoi dès lors ne pas confesser que toutes ces âmes qui ne sont âmes que parce qu’elles vivent, ont été créées par Jésus-Christ, c’est-à-dire par la vie elle-même ?

CHAPITRE II.
LES ÂMES, BIEN SUPÉRIEURES À LA LUMIÈRE.

2. Peut-être qu’à cette époque de mes malheurs, ma pensée n’aurait pu envisager cette question de la vie et de la participation à la vie ; question, cependant, de la plus haute importance et qui mérite d’être, parmi les docteurs, l’objet d’une discussion sérieuse. Du moins je ne pouvais reculer devant cet axiome qui s’impose de lui-même à tout homme, pour peu qu’il réfléchisse, à savoir : que tout ce que nous savons ou l’objet de toutes nos connaissances, est perçu, ou par les sens corporels ou par l’intelligence. Cinq sens sont vulgairement assignés au corps : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Or, si je soutiens que tous ces sens sont de beaucoup inférieurs à l’intelligence, qui osera me le nier, fût-il aveuglé par l’impiété la plus ingrate et la plus grossière ? De ce principe incontestable, je conclus que les perceptions de la vue, de l’ouïe et de tout autre sens corporel, sont d’autant plus inférieures à la perception qui se fait par l’intelligence, que cette intelligence l’emporte sur les sens. Or, toute vie, et par là même toute âme est perçue uni-

  1. Jean, XIV, 6.