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LA CITÉ DE DIEU.

Quant aux dieux des poëtes, nous apprenons à la même source que Scévola les rejette, comme ayant été défigurés à tel point qu’ils ne méritent pas même d’être comparés à des hommes de quelque probité. L’un est représenté comme un voleur, l’autre comme un adultère ; on ne leur prête que des actions et des paroles déshonnêtes ou ridicules : trois déesses se disputent le prix de la beauté, et les deux rivales de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur défaite ; Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir d’une femme ; on voit une déesse qui se marie avec un homme, et Saturne qui dévore ses enfants ; en un mot, il n’y a pas d’action monstrueuse et de vice imaginable qui ne soit imputé aux dieux, bien qu’il n’y ait rien de plus étranger que tout cela à la nature divine. Ô grand pontife Scévola ! abolis ces jeux, si tu en as le pouvoir ; défends au peuple un culte où l’on se plaît à admirer des crimes, pour avoir ensuite à les imiter. Si le peuple te répond que les pontifes eux-mêmes sont les instituteurs de ces jeux, demande au moins aux dieux qui leur ont ordonné de les établir, qu’ils cessent de les exiger ; car enfin ces jeux sont mauvais, tu en conviens, ils sont indignes de la majesté divine ; et dès lors l’injure est d’autant plus grande qu’elle doit rester impunie. Mais les dieux ne t’écoutent pas ; ou plutôt ce ne sont pas des dieux, mais des démons ; ils enseignent le mal, ils se complaisent dans la turpitude ; loin de tenir à injure ces honteuses fictions ; ils se courrouceraient, au contraire, si on ne les étalait pas publiquement. Tu invoquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous prétexte que c’est à lui que l’on prête le plus de crimes ; car vous avez beau l’appeler le chef et le maître de l’univers, vous lui faites vous-même la plus cruelle injure, en le confondant avec tous ces autres dieux dont vous dites qu’il est le roi.

CHAPITRE XXVIII.
SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE.

Ces dieux que l’on apaise, ou plutôt que l’on accuse par de semblables honneurs, et qui seraient moins coupables de se plaire au spectacle de crimes réels que de forfaits supposés, n’ont donc pu en aucune façon agrandir ni conserver l’empire romain. S’ils avaient eu un tel pouvoir, ils en auraient usé de préférence en faveur des Grecs, qui leur ont rendu, en cette partie du culte, de beaucoup plus grands honneurs, eux qui ont consenti à s’exposer eux-mêmes aux mordantes satires dont les poëtes déchiraient les dieux, et leur ont permis de diffamer tous les citoyens à leur gré ; eux enfin qui, loin de tenir les comédiens pour infâmes, les ont jugés dignes des premières fonctions de l’État. Mais tout comme les Romains ont pu avoir de la monnaie d’or sans adorer le dieu Aurinus ; ainsi ils n’eussent pas laissé d’avoir de la monnaie d’argent et de cuivre, alors même qu’ils n’eussent pas adoré Argentinus et Æsculanus. De même, sans pousser plus avant la comparaison, il leur était absolument impossible de parvenir à l’empire sans la volonté de Dieu, tandis que, s’ils eussent ignoré ou méprisé cette foule de fausses divinités, ne connaissant que le seul vrai Dieu et l’adorant avec une foi sincère et de bonnes mœurs, leur empire sur la terre, plus grand ou plus petit, eût été meilleur, et n’eussent-ils pas régné sur la terre, ils seraient certainement parvenus au royaume éternel.

CHAPITRE XXIX.
DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES ROMAINS FONDAIENT LA PUISSANCE ET LA STABILITÉ DE LEUR EMPIRE.

Que dire de ce beau présage qu’ils ont cru voir dans la persistance des dieux Mars et Terme et de la déesse Juventas, à ne pas céder la place au roi des dieux ? Cela signifiait, selon eux, que le peuple de Mars, c’est-à-dire le peuple romain, ne quitterait jamais un terrain une fois occupé ; que, grâce au dieu Terme, nul ne déplacerait les limites qui terminent l’empire[1] ; enfin que la déesse Juventas rendrait la jeunesse romaine invincible. Mais alors, comment pouvaient-ils à la fois reconnaître en Jupiter le roi des dieux et le protecteur de l’empire, et accepter ce présage au nom des divinités qui faisaient gloire de lui résister ? Au surplus, que les dieux aient résisté en effet à Jupiter, ou non, peu importe ; car, supposé que les païens disent vrai, ils n’accorderont certainement pas que les dieux, qui n’ont point voulu céder à Jupiter,

  1. Le dieu Terme présidait aux limites (en latin termini) des propriétés et des empires.