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LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

contre les fictions des poëtes, mais contre les institutions des ancêtres ! Mais ceux-ci, à leur tour, n’auraient-ils pas eu raison de répliquer : De quoi nous accusez-vous ? Ce sont les dieux eux-mêmes qui ont voulu que ces jeux fussent établis parmi les institutions de leur culte, qui les ont demandés avec instance et avec menaces, qui nous ont sévèrement punis d’y avoir négligé le moindre détail, et ne se sont apaisés qu’après avoir vu réparer cette négligence. Et, en effet, voici ce que l’on rapporte comme un de leurs beaux faits[1] : Un paysan nommé Titus Latinius, reçut en songe l’ordre d’aller dire au sénat de recommencer les jeux, parce que, le premier jour où on les avait célébrés, un criminel avait été conduit au supplice en présence du peuple, triste incident qui avait déplu aux dieux et troublé pour eux le plaisir du spectacle. Latinius, le lendemain, à son réveil, n’ayant pas osé obéir, le même commandement lui fut fait la nuit suivante, mais d’une façon plus sévère ; car, comme il n’obéit pas pour la seconde fois, il perdit son fils. La troisième nuit, il lui fut dit que s’il n’était pas docile, un châtiment plus terrible lui était réservé. Sa timidité le retint encore, et il tomba dans une horrible et dangereuse maladie. Ses amis lui conseillèrent alors d’avertir les magistrats, et il se décida à se faire porter en litière au sénat, où il n’eut pas plutôt raconté le songe en question qu’il se trouva parfaitement guéri et put s’en retourner à pied. Le sénat, stupéfait d’un si grand miracle, ordonna une nouvelle célébration des jeux, où l’on ferait quatre fois plus de dépenses. Quel homme de bon sens ne reconnaîtra que ces malheureux païens, asservis à la domination des démons, dont on ne peut être délivré que par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étaient forcés de donner à leurs dieux immondes des spectacles dont l’impureté était manifeste ? On y représentait en effet, par l’ordre du sénat, contraint lui-même d’obéir aux dieux, ces mêmes crimes qui se lisent dans les poëtes. D’infâmes histrions y figuraient un Jupiter adultère et ravisseur, et ce spectacle était un honneur pour le dieu et un moyen de propitiation pour les hommes. Ces crimes étaient-ils une fiction ? Jupiter aurai dû s’en indigner. Étaient-ils réels et Jupiter s’y complaisait-il ? il est clair alors qu’en l’adorant on adorait les démons. Et maintenant, comment croire que ce soit Jupiter qui ait fondé l’empire romain, qui l’ait agrandi, qui l’ait conservé, lui plus vil, à coup sûr, que le dernier des Romains révoltés de ces infamies ? Aurait-il donné le bonheur, celui qui recevait de si malheureux hommages et qui, si on les lui refusait, se livrait à un courroux plus malheureux encore ?

CHAPITRE XXVII.
DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE SCÉVOLA.

Certains auteurs rapportent que le savant pontife Scévola[2] distinguait les dieux en trois espèces, l’une introduite par les poëtes, l’autre par les philosophes, et la troisième par les politiques. Or, disait-il, les dieux de la première espèce ne sont qu’un pur badinage d’imagination, où l’on attribue à la divinité ce qui est indigne d’elle ; et quant aux dieux de la seconde espèce, ils ne conviennent pas aux États, soit parce qu’il est inutile de les connaître, soit parce que cela peut être préjudiciable aux peuples. — Pour moi, je n’ai rien à dire des dieux inutiles ; cela n’est pas de grande conséquence, puisqu’en bonne jurisprudence, ce qui est superflu n’est pas nuisible ; mais je demanderai quels sont les dieux dont la connaissance peut être préjudiciable aux peuples ? Selon le docte pontife, ce sont Hercule, Esculape, Castor et Pollux, lesquels ne sont pas véritablement des dieux, car les savants déclarent qu’ils étaient hommes et qu’ils ont payé à la nature le tribut de l’humanité. Qu’est-ce à dire, sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses images, le vrai Dieu n’ayant ni âge, ni sexe, ni corps ? Et c’est cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce que c’est la vérité. Il croit donc qu’il est avantageux aux États d’être trompés en matière de religion, d’accord en ce point avec Varron, qui s’en explique très nettement dans son livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable de sauver le faible qui implore d’elle son salut ! Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, elle estime qu’il faut le tromper pour son bien.

  1. On peut voir ce récit dans Tite-Live, Valère-Maxime et Cicéron, (De divin., cap. 26.)
  2. C’est ce Scévola dont parle Cicéron (De orat., lib. i, cap. 39), et qu’il appelle « le plus éloquent parmi les jurisconsultes, et le plus docte parmi les orateurs éloquents. »