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LA CITÉ DE DIEU.

d’une volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut manquer en effet d’être malheureux celui qui sert la Félicité comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité, semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au lieu de s’adresser à qui possède du pain véritable.

CHAPITRE XXIV.
QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER D’ADORER LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX.

Voyons maintenant les raisons des païens : Peut-on croire, disent-ils, que nos ancêtres eussent assez peu de sens pour ignorer que la Félicité et la Vertu sont des dons divins et non des dieux ? mais comme ils savaient aussi que nul ne peut posséder ces dons à moins de les tenir de quelque dieu, faute de connaître les noms des dieux qui président aux divers objets qu’on peut désirer, ils les appelaient du nom de ces objets mêmes, tantôt avec un léger changement, comme de bellum, guerre, ils ont fait Bellone ; de cunæ, berceau, Cunina ; de seges, moisson, Segetia ; de pomum, fruit, Pomone ; de boves, boeufs, Bubona[1] ; et tantôt sans aucun changement, comme quand ils ont nommé Pecunia la déesse qui donne l’argent, sans penser toutefois que l’argent fût une divinité ; et de même, Vertu la déesse qui donne la vertu ; Honos, le dieu qui donne l’honneur ; Concordia, la déesse qui donne la concorde, et Victoria, celle qui donne la victoire. Ainsi, disent-ils, quand on croit que la Félicité est une déesse, on n’entend pas la félicité qu’on obtient, mais le principe divin qui la donne.

CHAPITRE XXV.
ON NE DOIT ADORER QU’UN DIEU, QUI EST L’UNIQUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ, COMME LE SENTENT CEUX-LA MÊMES QUI IGNORENT SON NOM.

Acceptons cette explication ; ce sera peut-être un moyen de persuader plus aisément ceux d’entre les païens qui n’ont pas le cœur tout à fait endurci. Si l’humaine faiblesse n’a pas laissé de reconnaître qu’un dieu seul peut lui donner la félicité ; si le sentiment de cette vérité animait en effet les adorateurs de cette multitude de divinités, à la tête desquelles ils plaçaient Jupiter ; si enfin, dans l’ignorance où ils étaient du principe qui dispense la félicité, ils se sont accordés à lui donner le nom de l’objet même de leurs désirs, je dis qu’ils ont assez montré par là que Jupiter était incapable, à leurs propres yeux, de procurer la félicité véritable, mais qu’il fallait l’attendre de cet autre principe qu’ils croyaient devoir honorer sous le nom même de félicité. Je conclus qu’en somme ils croyaient que la félicité est un don de quelque dieu qu’ils ne connaissaient pas. Qu’on le cherche donc ce dieu, qu’on l’adore, et cela suffit. Qu’on bannisse la troupe tumultueuse des démons, et que le vrai Dieu suffise à qui suffit la félicité. S’il se rencontre un homme, en effet, qui ne se contente pas d’obtenir la félicité en partage, je veux bien que celui-là ne se contente pas d’adorer le dispensateur de la félicité ; mais quiconque ne demande autre chose que d’être heureux (et en vérité peut-on porter plus loin ses désirs ?) doit servir le Dieu à qui seul il appartient de donner le bonheur. Ce Dieu n’est pas celui qu’ils nomment Jupiter ; car s’ils reconnaissaient Jupiter pour le principe de la félicité, ils ne chercheraient pas, sous le nom de Félicité, un autre dieu ou une autre déesse qui pût le leur assurer. Ils ne mêleraient pas d’ailleurs au culte du roi des dieux les plus sanglants outrages, et n’adoreraient pas en lui l’époux adultère, le ravisseur et l’amant impudique d’un bel enfant.

CHAPITRE XXVI.
DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR L’ORDRE DE LEURS DIEUX.

Ce sont là, nous dit Cicéron[2], des fictions poétiques : « Homère, ajoute-t-il, transportait chez les dieux les faiblesses des hommes ; j’aimerais mieux qu’il eût transporté chez les hommes les perfections des dieux ». Juste réflexion d’un grave esprit, qui n’a pu voir sans déplaisir un poëte prêter des crimes à la divinité. Pourquoi donc les plus doctes entre les païens mettent-ils au rang des choses divines les jeux scéniques où ces crimes sont débités, chantés, joués et célébrés pour faire honneur aux dieux ? C’est ici que Cicéron aurait dû se récrier, non

  1. Bubona vient de bobus, abl. plur. de bos. Saint Augustin est le seul écrivain qui, à notre connaissance, ait parlé de la déesse Bubona. Il y revient au ch. 34.
  2. Tuscul. quæst., lib. i, cap. 26.