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LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

admettre le Repos aux honneurs publics de Rome et l’aient laissé hors de la porte Colline[1]. Était-ce un signe de leur esprit ennemi du repos, ou plutôt n’était-ce pas une preuve que les adorateurs obstinés de cette troupe de divinités ou plutôt de démons ne peuvent jouir de ce repos auquel le vrai Médecin nous convie, quand il dit : « Apprenez de moi à être doux et humbles de cœur, et vous trouverez dans vos âmes le repos[2] ».

CHAPITRE XVII.
SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE TENUE POUR DÉESSE.

Dira-t-on que c’est Jupiter qui envoie la Victoire, et que cette déesse, étant obligée d’obéir au roi des dieux, va trouver ceux qu’il lui désigne et se range de leur côté ? Cela aurait un sens raisonnable si, au lieu de Jupiter, roi tout imaginaire, il s’agissait du véritable Roi des siècles, lequel envoie son ange (et non la Victoire, qui n’est pas un être réel) pour distribuer à qui il lui plaît le triomphe ou le revers selon les conseils quelquefois mystérieux, jamais injustes, de sa Providence. Mais si l’on voit dans la Victoire une déesse, pourquoi le Triomphe ne serait-il pas un dieu ; et que n’en fait-on le mari de la Victoire, ou son frère, ou son fils ? En général, les idées que les païens se sont formées des dieux sont telles que si je les trouvais dans les poëtes et si je voulais les discuter sérieusement, mes adversaires ne manqueraient pas de me dire que ce sont là des fictions poétiques dont il faut rire au lieu de les prendre au pied de la lettre ; et cependant ils ne riaient pas d’eux-mêmes, quand ils allaient, non pas lire dans les poëtes, mais consacrer dans les temples ces traditions insensées. C’est donc à Jupiter qu’ils devaient demander toutes choses, c’est à lui seul qu’il fallait s’adresser ; car, supposez que la Victoire soit une déesse, mais une déesse soumise à un roi, de quelque côté qu’il l’eût envoyée, on ne peut admettre qu’elle eût osé lui désobéir.

CHAPITRE XVIII.
SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE.

N’a-t-on pas fait aussi une déesse de la Félicité ? ne lui a-t-on pas construit un temple, dressé un autel, offert des sacrifices ? Il fallait au moins s’en tenir à elle ; car où elle se trouve, quel bien peut manquer ? Mais non, la Fortune a obtenu comme elle le rang et les honneurs divins. Y a-t-il donc quelque différence entre la Fortune et la Félicité ? On dira que la fortune peut être mauvaise, tandis que la félicité, si elle était mauvaise, ne serait plus la félicité. Mais tous les dieux, de quelque sexe qu’ils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne doivent-ils pas être réputés également bons ? C’était du moins le sentiment de Platon[3] et des autres philosophes, aussi bien que des plus excellents législateurs. Comment donc se fait-il que la Fortune soit tantôt bonne et tantôt mauvaise ? Serait-ce par hasard que, lorsqu’elle devient mauvaise, elle cesse d’être déesse, et se change tout d’un coup en un pernicieux démon ? Combien y a-t-il donc de Fortunes ? Si vous considérez un certain nombre d’hommes fortunés, voilà l’ouvrage de la bonne fortune, et puisqu’il existe en même temps plusieurs hommes infortunés, c’est évidemment le fait de la mauvaise fortune ; or, comment une seule et même fortune serait-elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour ceux-ci, mauvaise pour ceux-là ? La question est de savoir si celle qui est déesse est toujours bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec la Félicité. Pourquoi alors lui donner deux noms différents ? Mais passons sur cela, car il n’est pas fort extraordinaire qu’une même chose porte deux noms. Je me borne à demander pourquoi deux temples, deux cultes, deux autels ? Cela vient, disent-ils, de ce que la Félicité est la déesse qui se donne à ceux qui l’ont méritée, tandis que la Fortune arrive aux bons et aux méchants d’une manière fortuite, et c’est de là même qu’elle tire son nom. Mais comment la Fortune est-elle bonne, si elle se donne aux bons et aux méchants sans discernement ; et pourquoi la servir, si elle s’offre à tous, se jetant comme une aveugle sur le premier venu, et souvent même abandonnant ceux qui la servent pour s’attacher à

  1. Le temple du Repos était situé sur la voie Lavicana, qui commençait à la porte Esquilina. Voyez Tite-Live, lib. iv, cap. 41.
  2. Matt. xi, 29.
  3. Voyez la République, livre ii et ailleurs.