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LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

qu’il soit, comme on le prétend, la vie universelle embrassant dans son unité tous les dieux comme ses vertus, ses membres ou ses parties ; et il faut croire alors que chaque partie a sa vie propre, séparée de la vie des autres parties, puisque l’une d’elles peut s’irriter, s’apaiser, s’émouvoir sans l’autre. Dira-t-on que toutes ses parties ensemble, c’est-à-dire tout Jupiter s’offenserait, si chaque partie n’était point particulièrement adorée ? Ce serait dire une absurdité ; car aucune partie ne serait négligée, du moment qu’on servirait celui qui les comprend toutes. D’ailleurs, sans entrer ici dans des détails infinis, quand les païens soutiennent que tous les astres sont des parties de Jupiter, qu’ils ont la vie et des âmes raisonnables, et qu’à ce titre ils sont évidemment des dieux, ils ne s’aperçoivent pas qu’à ce compte il y a une infinité de dieux qu’ils n’adorent pas et à qui ils n’élèvent ni temples, ni autels, puisqu’il y a très-peu d’astres qui aient un culte et des sacrifices particuliers. Si donc les dieux s’offensent quand ils ne sont pas singulièrement adorés, comment les païens ne craignaient-ils pas, pour quelques dieux qu’ils se rendent propices, d’avoir contre eux tout le reste du ciel ? Que s’ils pensent adorer toutes les étoiles en adorant Jupiter qui les embrasse toutes, ils pourraient donc aussi résumer dans le culte de Jupiter celui de tous les dieux. Ce serait le moyen de les contenter tous ; au lieu que le culte rendu à quelques-uns doit mécontenter le nombre beaucoup plus grand de ceux qu’on néglige, surtout quand ils se voient préférer un Priape étalant sa nudité obscène, eux qui resplendissent de lumière dans les hauteurs du ciel.

CHAPITRE XII.
DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU L’ÂME DU MONDE ET DU MONDE LE CORPS DE DIEU.

Que dirai-je maintenant de cette doctrine d’un Dieu partout répandu ? ne doit-elle pas soulever tout homme intelligent ou plutôt tout homme quel qu’il soit ? Certes il n’est pas besoin d’une grande sagacité, à quiconque sait se dégager de l’esprit de contention, pour reconnaître que si Dieu est l’âme du monde et le monde le corps de cette âme, si ce Dieu réside en quelque façon au sein de la nature, contenant toutes choses en soi, de telle sorte que l’âme universelle qui vivifie la masse tout entière soit la substance commune d’où naissent chacune à son tour les âmes de tous les vivants, il suit de là qu’il n’y a aucun être qui ne soit une partie de Dieu. Or, qui ne voit que les conséquences de ce système sont impies et irréligieuses au suprême degré, puisqu’il s’ensuit qu’en marchant sur un corps, je marche sur une partie de Dieu, et qu’en tuant un animal, c’est une partie de Dieu que je tue ? Mais je ne veux pas dire tout ce que peut ici suggérer la pensée, sans que le langage puisse décemment l’exprimer.

CHAPITRE XIII.
DU SYSTÈME QUI N’ADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX RAISONNABLES.

Dira-t-on qu’il n’y a que les animaux raisonnables, comme les hommes, par exemple, qui soient des parties de Dieu ? Mais si le monde tout entier est Dieu, je ne vois pas de quel droit on retrancherait aux bêtes leur portion de divinité. Au surplus, à quoi bon insister ? ne parlons que de l’animal raisonnable, de l’homme. Quoi de plus tristement absurde que de croire qu’en donnant le fouet à un enfant, on le donne à une partie de Dieu ? Que dire de ces parties de Dieu qui deviennent injustes, impudiques, impies, damnables enfin, si ce n’est que pour supporter de pareilles conséquences, il faut avoir perdu le sens ? Je demanderai enfin pourquoi Dieu s’irrite contre ceux qui ne l’adorent pas, puisque c’est s’irriter contre des parties de soi-même. Il ne reste donc qu’une chose à dire, c’est que chacun des dieux a sa vie propre, qu’il vit pour soi, sans faire partie d’un autre que soi, et qu’il faut adorer, sinon tous les dieux, car ils sont tellement nombreux que cela est impossible, du moins tous ceux que l’on peut connaître et servir. Ainsi, comme Jupiter est le roi des dieux, j’imagine que c’est à lui qu’on attribue la fondation et l’accroissement de l’empire romain. Car s’il n’était pas l’auteur d’un si grand ouvrage, à quel autre dieu en pourrait-on faire honneur, chacun ayant son emploi distinct qui l’occupe assez et ne lui laisse pas le temps d’entreprendre sur la charge des autres ? Il n’y a donc sans contredit que le roi des dieux qui ait pu travailler à l’accroissement et à la grandeur du roi des peuples.