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LIVRE IV. — À QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

passer du côté de leurs ennemis, et font ce que Camille, qui n’était qu’un homme, ne voulut pas faire, quand, après avoir vaincu les ennemis les plus redoutables de Rome, il éprouva l’ingratitude de sa patrie, et qu’au lieu d’en conserver du ressentiment, il sauva une seconde fois ses concitoyens en les délivrant des mains des Gaulois ; ou bien ces dieux ne sont pas aussi puissants qu’il conviendrait à leur divinité, puisqu’ils peuvent être vaincus par la prudence ou par la force ; ou enfin, s’il n’est pas vrai qu’ils soient vaincus par des hommes, mais par d’autres dieux, il y a donc entre ces esprits célestes des inimitiés et des luttes, suivant que chacun se range de tel ou tel parti, et alors pourquoi un État adorerait-il ses dieux propres de préférence à d’autres dieux que ceux-ci peuvent appeler comme auxiliaires ? Quoi qu’il en soit au surplus de ce passage, de cette fuite, de cette migration ou de cette défection des dieux, il est certain qu’on ne connaissait point encore Jésus-Christ quand ces monarchies ont été détruites ou transformées. Car lorsque, après une durée de douze cents ans et plus, l’empire des Assyriens s’est écroulé, si déjà la religion chrétienne eût annoncé le royaume éternel et fait interdire le culte sacrilège des faux dieux, les Assyriens n’auraient pas manqué de dire que leur empire ne succombait, après avoir duré si longtemps, que pour avoir abandonné la religion des ancêtres et embrassé celle de Jésus-Christ. Que la vanité manifeste de ces plaintes soit comme un miroir où nos adversaires pourront reconnaître l’injustice des leurs, et qu’ils rougissent de les produire, s’il leur reste encore quelque pudeur. Mais je me trompe : l’empire romain n’est pas détruit, comme l’a été celui d’Assyrie ; il n’est qu’éprouvé. Bien avant le christianisme, il a connu ces dures épreuves et il s’en est relevé. Ne désespérons pas aujourd’hui qu’il se relève encore ; car en cela qui sait la volonté de Dieu ?

CHAPITRE VIII.
LES ROMAINS NE SAURAIENT DIRE QUELS SONT PARMI LEURS DIEUX CEUX À QUI ILS CROIENT DEVOIR L’ACCROISSEMENT ET LA CONSERVATION DE LEUR EMPIRE, CHAQUE DIEU EN PARTICULIER ÉTANT CAPABLE TOUT AU PLUS DE VEILLER À SA FONCTION PARTICULIÈRE.

Mais cherchons, je vous prie, parmi cette multitude de dieux qu’adoraient les Romains, quel est celui ou quels sont ceux à qui ils se croient particulièrement redevables de la grandeur et de la conservation de leur empire ? Je ne pense pas qu’ils osent attribuer quelque part dans un si grand et si glorieux ouvrage à la déesse de Cloacina[1], ou à Volupia, qui tire son nom de la volupté, ou à Libentina, qui prend le sien du libertinage, ou à Vaticanus, qui préside aux vagissements des enfants, ou à Cunina[2], qui veille sur leur berceau. Je ne puis ici rappeler en quelques lignes tous ces noms de dieux et de déesses qui peuvent à peine tenir dans de gros volumes, où l’on attache chaque divinité à son objet particulier, suivant la fonction qui lui est propre. Par exemple, on n’a pas jugé à propos de confier à un seul dieu le soin des campagnes ; on a donné la plaine à Rusina[3], le sommet des montagnes à Jugatinus, la colline à Collatina, la vallée à Vallonia. On n’a même pas trouvé une divinité assez vigilante pour lui donner exclusivement la direction des moissons : on a recommandé à Séia les semences, pendant qu’elles sont encore en terre ; à Segetia, les blés quand ils sont levés ; à Tutilina, la tutelle des récoltes et des grains, quand ils sont recueillis dans les greniers. Évidemment Segetia n’a pas été jugée suffisante pour soigner les moissons depuis leur naissance jusqu’à leur maturité. Mais comme si ce n’était pas encore assez de cette foule de divinités à ces idolâtres insatiables dont l’âme corrompue dédaignait les chastes embrassements de son dieu pour se prostituer à une troupe infâme de démons, ils ont fait présider Proserpine aux germes des blés, le dieu Nodatus aux nœuds du tuyau, la déesse Volutina à l’enveloppe de l’épi ; vient ensuite Patelana[4], quand l’épi s’ouvre ; Hostilina, quand la barbe et l’épi sont de niveau ; Flora, quand il est en fleur ; Lacturnus, quand il est en lait ; Matuta,

  1. Il est clair que saint Augustin cite ici Cloacina comme la déesse des cloaques, se fondant sur une tradition qui a été également suivie par Tertullien (De Pall., cap. 4, p. 22, édit. de Saumaise) et par saint Cyprien (De Idol. van.). Est-il vrai maintenant qu’il y eut à Rome une déesse des cloaques ? c’est fort douteux. Cloacina n’était peut-être qu’un surnom de Vénus (Vénus Cloacina, purgatrix, expiatrix, a cluendo).
  2. Cunina de cunœ, berceau.
  3. Ces rapports étymologiques sont souvent intraduisibles en français. Rusina vient de rus (champs), et Jugatina de jugum (crète, cime des montagnes).
  4. Patelana de patere, s’ouvrir ; saint Augustin aurait même pu distinguer Patelana ou Patellana de Patella. Suivant Arnobe (Contr. gent., lib. iv, p. 124), on invoquait Patella pour les choses ouvertes et Patellina pour les choses à ouvrir.