sont, après avoir vécu sous cet empire pendant une longue suite de siècles, ils ont promptement achevé leur vie et ont passé comme un éclair ; après quoi ils ont disparu, chargés du poids de leurs actions. Que si au contraire il faut attribuer à la faveur des dieux tous les biens, si courte qu’en soit la durée, les gladiateurs dont je parle ne leur sont pas médiocrement redevables, puisque nous les voyons briser leurs fers, s’enfuir, assembler une puissante armée, et, sous la conduite et le gouvernement de leurs chefs, faire trembler l’empire romain, battre ses armées, prendre ses villes, s’emparer de tout, jouir de tout, contenter tous leurs caprices, vivre en un mot comme des princes et des rois, jusqu’au jour où ils ont été vaincus et domptés, ce qui ne s’est pas fait aisément[1]. Mais passons à des exemples d’un ordre plus relevé.
CHAPITRE VI.
Justin, qui a écrit en latin l’histoire de la Grèce, ou plutôt l’histoire des peuples étrangers, et abrégé Trogue-Pompée, commence ainsi son ouvrage : « Dans le principe, les peuples étaient gouvernés par des rois qui étaient redevables de cette dignité suprême, non à la faveur populaire, mais à leur vertu consacrée par l’estime des gens de bien. Il n’y avait point alors d’autres lois que la volonté du prince. Les rois songeaient plutôt à conserver leurs États qu’à les accroître, et chacun d’eux se contenait dans les bornes de son empire. Ninus fut le premier qui, poussé par l’ambition, s’écarta de cette ancienne coutume. Il porta la guerre chez ses voisins, et comme il avait affaire à des peuples encore neufs dans le métier des armes, il assujétit tout jusqu’aux frontières de la Lybie ». Et un peu après : « Ninus affermit ses grandes conquêtes par une longue possession. Après avoir vaincu ses voisins et accru ses forces par celles des peuples soumis, il fit servir ses premières victoires à en remporter de nouvelles et soumit tout l’Orient ». Quelque opinion qu’on ait sur la véracité de Justin ou de Trogue-Pompée, car il y a des historiens plus exacts qui les ont convaincus plus d’une fois d’infidélité, toujours est-il qu’on tombe d’accord que Ninus étendit beaucoup l’empire des Assyriens. Et quant à la durée de cet empire, elle excède celle de l’empire romain, puisque les chronologistes comptent douze cent quarante ans depuis la première année du règne de Ninus jusqu’au temps de la domination des Mèdes[2]. Or, faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples de qui on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ?
CHAPITRE VII.
Si l’empire d’Assyrie a eu cette grandeur et cette durée sans l’assistance des dieux, pourquoi donc attribuer aux dieux de Rome la grandeur et la durée de l’empire romain ? Quelle que soit la cause qui a fait prospérer les deux empires, elle est la même dans les deux cas. D’ailleurs si l’on prétend que l’empire d’Assyrie a prospéré par l’assistance des dieux, je demanderai : de quels dieux ? car les peuples subjugués par Ninus n’adoraient point d’autres dieux que les siens. Dira-t-on que les Assyriens avaient des dieux particuliers, plus habiles ouvriers dans l’art de bâtir et de conserver des empires ; je demanderai alors si ces dieux étaient morts quand l’empire d’Assyrie s’est écroulé ? Ou bien serait-ce que faute d’avoir été payés de leur salaire, ou sur la promesse d’une plus forte récompense, ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, pour se tourner ensuite du côté des Perses, en faveur de Cyrus qui les appelait et leur faisait espérer une condition plus avantageuse ? En effet, ce dernier peuple, depuis la domination, vaste en étendue, mais courte en durée, d’Alexandre le Grand, a toujours conservé son ancien État, et il occupe aujourd’hui dans l’Orient une vaste étendue de pays[3]. Or, s’il en est ainsi, ou bien les dieux sont coupables d’infidélité, puisqu’ils abandonnent leurs amis pour
- ↑ La guerre des gladiateurs fut terminée, au bout de trois ans, par L. Crassus.
- ↑ Ici, comme plus bas (livre xvi, ch. 17), saint Augustin suit la chronologie d’Eusèbe.
- ↑ L’empire des Perses, renversé par Alexandre (331 ans avant J.-C.), fut reconstitué par Arsace, chef des Parthes (246 ans avant J.-C.), pour reprendre une forme nouvelle sous Artaxerce, vainqueur des Parthes, vers 226 après J.-C..