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LA CITÉ DE DIEU.

autres maux qui les rendent méchants. Et cependant combien peu ai-je parlé de Rome et de son empire, à ne prendre que ce qui s’est passé jusqu’au temps d’Auguste ! Que serait-ce si j’avais voulu rapporter et accumuler non-seulement les dévastations, les carnages de la guerre et tous les maux que se font les hommes, mais encore ceux qui proviennent de la discorde des éléments, comme tous ces bouleversements naturels qu’Apulée indique en passant dans son livre Du monde, pour montrer que toutes les choses terrestres sont sujettes à une infinité de changements et de révolutions. Il dit[1] en propres termes que les villes ont été englouties par d’effroyables tremblements de terre, que des déluges ont noyé des régions entières, que des continents ont été changés en îles par l’envahissement des eaux, et les mers en continent par leur retraite, que des tourbillons de vent ont renversé des villes, que le feu du ciel a consumé en Orient certaines contrées et que d’autres pays en Occident ont été ravagés par des inondations. Ainsi on a vu quelquefois le volcan de l’Etna rompre ses barrières et vomir dans la plaine des torrents de feu. Si j’avais voulu recueillir tous ces désastres et tant d’autres dont l’histoire fait foi, quand serais-je arrivé au temps où le nom du Christ est venu arrêter les pernicieuses superstitions de l’idolâtrie ? J’avais encore promis de montrer pourquoi le vrai Dieu, arbitre souverain de tous les empires, a daigné favoriser celui des Romains, et de prouver du même coup que les faux dieux, loin de contribuer en rien à la prospérité de Rome, y ont nui au contraire par leurs artifices et leurs mensonges. C’est ce dont j’ai maintenant à parler, et surtout de la grandeur de l’empire romain ; car pour ce qui est de la pernicieuse influence des démons sur les mœurs, je l’ai déjà fait ressortir très-amplement dans le second livre. Je n’ai pas manqué non plus, chaque fois que j’en ai trouvé l’occasion dans le cours de ces trois premiers livres, de signaler toutes les consolations dont les méchants comme les bons, au milieu des maux de la guerre, ont été redevables au nom de Jésus-Christ, selon l’ordre de cette providence « qui fait lever son soleil et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes ?[2] »

CHAPITRE III.
SI UN ÉTAT QUI NE S’ACCROÎT QUE PAR LA GUERRE DOIT ÊTRE ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX.

Voyons donc maintenant sur quel fondement les païens osent attribuer l’étendue et la durée de l’empire romain à ces dieux qu’ils prétendent avoir pieusement honorés par des scènes infâmes jouées par d’infâmes comédiens. Mais avant d’aller plus loin, je voudrais bien savoir s’ils ont le droit de se glorifier de la grandeur et de l’étendue de leur empire, avant d’avoir prouvé que ceux qui l’ont possédé ont été véritablement heureux. Nous les voyons en effet toujours tourmentés de guerres civiles ou étrangères, toujours parmi le sang et le carnage, toujours en proie aux noires pensées de la crainte ou aux sanglantes cupidités ; de l’ambition, de sorte que s’ils ont eu quelque joie, on peut la comparer au verre, dont tout l’éclat ne sert qu’à faire plus appréhender sa fragilité. Pour en mieux juger, ne nous laissons point surprendre à ces termes vains et pompeux de peuples, de royaumes, de provinces ; mais puisque chaque homme, considéré individuellement, est l’élément composant d’un État, si grand qu’il soit, tout comme chaque lettre est l’élément composant d’un discours, représentons-nous deux hommes dont l’un soit pauvre, ou plutôt dans une condition médiocre, et l’autre extrêmement riche, mais sans cesse agité de craintes, rongé de soucis, tourmenté de convoitises, jamais en repos, toujours dans les querelles et les dissensions, accroissant toutefois prodigieusement ses richesses au sein de tant de misères, mais augmentant du même coup ses soins et ses inquiétudes ; que d’autre part l’homme d’une condition médiocre se contente de son petit bien, qu’il soit chéri de ses parents, de ses voisins, de ses amis, qu’il jouisse d’une agréable tranquillité d’esprit, qu’il soit pieux, bienveillant, sain de corps, sobre d’habitudes, chaste de mœurs et calme dans sa conscience, je ne sais s’il y a un esprit assez fou pour hésiter à qui des deux il doit donner la préférence. Or, il est certain que la même règle qui nous sert à juger du bonheur de ces deux hommes, doit nous servir pour celui de deux familles, de deux peuples, de deux empires, et que si nous voulons mettre de côté nos préjugés et faire une juste application de cette règle, nous démêlerons aisé-

  1. Voyez l’édition d’Elmenhorst, page 73.
  2. Matt. V, 45.