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accueillit avec reconnaissance la table de proscription où étaient portés deux mille noms de sénateurs et de chevaliers. Ce nombre, si attristant qu’il pût être, avait au moins cela de consolant qu’il mettait fin au carnage universel, et on s’affligeait moins de la perte de tant de proscrits qu’on ne se réjouissait de ce que le reste des citoyens n’avait rien à craindre. Mais malgré cette cruelle sécurité, on ne laissa pas de gémir des divers genres de supplices qu’une férocité ingénieuse faisait souffrir à quelques-unes des victimes dévouées à la mort. Il y en eut un que l’on déchira à belles mains, et on vit des hommes plus cruels pour un homme vivant que les bêtes farouches ne le sont pour un cadavre[1]. On arracha les yeux à un autre et on lui coupa tous les membres par morceaux, puis on le laissa vivre ou plutôt mourir lentement au milieu de tortures effroyables[2]. On mit des villes célèbres à l’encan, comme on aurait fait d’une ferme ; il y en eut même une dont on condamna à mort tous les habitants, comme s’il se fût agi d’un seul criminel. Toutes ces horreurs se passèrent en pleine paix, non pour hâter une victoire, mais pour n’en pas perdre le fruit. Il y eut entre la paix et la guerre une lutte de cruauté, et ce fut la paix qui l’emporta ; car la guerre n’attaquait que des gens armés, au lieu que la paix immolait des hommes sans défense. La guerre laissait à l’homme attaqué la faculté de rendre blessure pour blessure ; la paix ne laissait au vaincu, à la place du droit de vivre, que la nécessité de mourir sans résistance.

CHAPITRE XXIX.
ROME EUT MOINS À SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE DES GUERRES CIVILES.

Quel acte cruel des nations barbares et étrangères peut être comparé à ces victoires de citoyens sur des citoyens, et Rome a-t-elle jamais rien vu de plus funeste, de plus hideux, de plus déplorable ? Y a-t-il à mettre en balance l’ancienne irruption des Gaulois, ou l’invasion récente des Goths, avec ces atrocités inouïes exercées par Marius, par Sylla, par tant d’autres chefs renommés, sur des hommes qui formaient avec eux les membres d’un même corps ? Il est vrai que les Gaulois égorgèrent tout ce qu’ils trouvèrent de sénateurs dans Rome, mais au moins permirent-ils à ceux qui s’étaient sauvés dans le Capitole, et qu’ils pouvaient faire périr par un long siège, de racheter leur vie à prix d’argent. Quant aux Goths, ils épargnèrent un si grand nombre de sénateurs, qu’on ne saurait affirmer s’ils en tuèrent en effet quelques-uns. Mais Sylla, du vivant même de Marius, entra dans le Capitole, qu’avaient respecté les Gaulois, et ce fut de là qu’il dicta en vainqueur ses arrêts de mort et de confiscation, qu’il fit autoriser par un sénatus-consulte. Et quand Marius, qui avait pris la fuite, rentra dans Rome en l’absence de Sylla, plus féroce et plus sanguinaire que jamais, y eut-il rien de sacré qui échappât à sa fureur, puisqu’il n’épargna pas même Mucius Scévola, citoyen, sénateur et pontife, qui embrassait l’autel où on croyait les destins de Rome attachés ? Enfin, cette dernière proscription de Sylla, pour ne point parler d’une infinité d’autres massacres, ne fit-elle point périr plus de sénateurs que les Goths n’en ont pu même dépouiller ?

CHAPITRE XXX.
DE L’ENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT L’AVÉNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.

Quelle est donc l’effronterie des païens, quelle audace à eux, quelle déraison, ou plutôt quelle démence, de ne pas imputer leurs anciennes calamités à leurs dieux et d’imputer les nouvelles à Jésus-Christ ! Ces guerres civiles, plus cruelles, de l’aveu de leurs propres historiens, que les guerres étrangères, et qui n’ont pas seulement agité, mais détruit la république, sont arrivées longtemps avant Jésus-Christ, et par un enchaînement de crimes, se rattachent de Marius et Sylla à Sertorius et Catilina, le premier proscrit et l’autre formé par Sylla. Vint ensuite la guerre de Lépide et de Catulus, dont l’un voulait abroger ce qu’avait fait Sylla et l’autre le maintenir ; puis la lutte de Pompée et de César, celui-là partisan de Sylla qu’il égala ou surpassa même en puissance ; celui-ci, qui ne put souffrir la grandeur de son rival et la voulut dépasser encore après l’avoir vaincu ; puis enfin, nous arrivons à ce grand César,

  1. Voyez Florus, lib. iii, cap. 21.
  2. L’homme qui subit ce sort cruel fut le préteur Marcus Marius, parent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. iii, cap. 21, et Valère Maxime, lib. ix, cap. 2, § 1.