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qui avait soulevé la ville contre lui et entassé les cadavres autour du tribun immolé, poursuivit les restes de son parti selon les formes de la justice et fit condamner à mort jusqu’à trois mille hommes : d’où l’on peut juger combien de victimes avaient succombé dans la chaleur de la sédition, puisqu’un si grand nombre fut atteint par l’instruction régulière du magistrat. Le meurtrier de Caïus Gracchus vendit sa tête au consul son pesant d’or ; c’était le prix fixé avant ce massacre, où périt aussi le consulaire Marcus Fulvius avec ses enfants.

CHAPITRE XXV.
DU TEMPLE ÉLEVÉ À LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT, DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.

Ce fut assurément une noble pensée du sénat que le décret qui ordonna l’érection d’un temple à la Concorde dans le lieu même où une sédition sanglante avait fait périr tant de citoyens de toute condition, afin que ce monument du supplice des Gracques parlât aux yeux et à la mémoire des orateurs. Et cependant n’était-ce pas se moquer des dieux que de construire un temple à une déesse qui, si elle eût été présente à Rome, l’eût empêchée de se déchirer et de périr par les dissensions ? à moins qu’on ne dise que la Concorde, coupable de ces tumultes pour avoir abandonné le cœur des citoyens, méritait bien d’être enfermée dans ce temple comme dans une prison. Si l’on voulait faire quelque chose qui eût du rapport à ce qui s’était passé, pourquoi ne bâtissait-on pas plutôt un temple à la Discorde ? Y a-t-il des raisons pour que la Concorde soit une déesse, et la Discorde non ? celle-là bonne et celle-ci mauvaise, selon la distinction de Labéon[1] suggérée sans doute par la vue du temple que les Romains avaient érigé à la Fièvre aussi bien qu’à la Santé. Pour être conséquents, ils devaient en dédier un non-seulement à la Concorde, mais aussi à la Discorde. Ils s’exposaient à de trop grands périls en négligeant d’apaiser la colère d’une si méchante déesse, et ils ne se souvenaient plus que son indignation avait été le principe de la ruine de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour se venger de ce qu’on ne l’avait point invitée avec les autres dieux aux noces de Pelée et de Thétis, mit la division entre les trois déesses[2], en jetant dans l’assemblée la fameuse pomme d’or, d’où prit naissance le différend de ces divinités, la victoire de Vénus, le ravissement d’Hélène et enfin la destruction de Troie. C’est pourquoi si elle s’était offensée de ce que Rome n’avait pas daigné lui donner un temple comme elle avait fait à tant d’autres, et si ce fut pour cela qu’elle y excita tant de troubles et de désordres, son indignation dut encore s’accroître quand elle vit que dans le lieu même où le massacre était arrivé, c’est-à-dire dans le lieu où elle avait montré de ses œuvres, on avait construit un temple à son ennemie. Les savants et les sages s’irritent contre nous quand nous tournons en ridicule toutes ces superstitions ; et toutefois, tant qu’ils resteront les adorateurs des mauvaises comme des bonnes divinités, ils n’auront rien à répondre à notre dilemme sur la Concorde et la Discorde. De deux choses l’une, en effet : ou ils ont négligé le culte de ces deux déesses, et leur ont préféré la Fièvre et la Guerre, qui ont eu des temples à Rome de toute antiquité ; ou ils les ont honorées, et alors je demande pourquoi ils ont été abandonnés par la Concorde et poussés par la Discorde jusqu’à la fureur des guerres civiles.

CHAPITRE XXVI.
DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE.

Ils crurent donc, en mettant devant les yeux des orateurs un monument de la fin tragique des Gracques, avoir un merveilleux obstacle contre les séditions ; mais les événements qui suivirent, plus déplorables encore, firent paraître l’inutilité de cet expédient. À partir de cette époque, en effet, les orateurs, loin de songer à éviter l’exemple des Gracques, s’étudièrent à les surpasser. C’est ainsi que Saturninus, tribun du peuple, le préteur Caïus Servilius, et, quelques années après, Marcus Drusus, excitèrent d’horribles séditions, d’où naquirent les guerres sociales qui désolèrent l’Italie et la réduisirent à un état déplorable. Puis vint la guerre des esclaves, suivie elle-même des guerres civiles pendant lesquelles il se livra tant de combats et qui coûtèrent tant de sang. On eût dit que tous ces peuples d’Italie, dont se composait la principale force

  1. Voyez plus haut, livre ii, ch. 11.
  2. Junon, Pallas et Vénus.