Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.
63
LIVRE III — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.

affranchis enrôlés pour la défense de la république. On en prit donc dans les temples, comme si les Romains eussent dit à leurs dieux : Quittez ces armes que vous avez si longtemps portées en vain, pour voir si nos esclaves n’en feront point un meilleur usage. — Cependant le trésor public manquant d’argent pour payer les troupes, les particuliers y contribuèrent de leurs propres deniers avec tant de zèle, qu’à l’exception de l’anneau et de la bulle[1], misérables marques de leur dignité, les sénateurs, et à plus forte raison les autres ordres et les tribuns, ne se réservèrent rien de précieux. Quels reproches les païens ne nous feraient-ils pas, s’ils venaient à être réduits à cette indigence, eux qui ne nous les épargnent pas dans ce temps où l’on donne plus aux comédiens pour un vain plaisir qu’on ne donnait autrefois aux légions pour tirer la république d’un péril extrême ?

CHAPITRE XX.
DE LA RUINE DE SAGONTE, QUI PÉRIT POUR N’AVOIR POINT VOULU QUITTER L’ALLIANCE DES ROMAINS, SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT À SON SECOURS.

Mais de tous les malheurs qui arrivèrent pendant cette seconde guerre punique, il n’y eut rien de plus digne de compassion que la prise de Sagonte[2]. Cette ville d’Espagne, si attachée au peuple romain, fut en effet détruite pour lui être demeurée trop fidèle. Annibal, après avoir rompu la paix, uniquement occupé de trouver des occasions de pousser les Romains à la guerre, vint assiéger Sagonte avec une puissante armée. Dès que la nouvelle en parvint à Rome, on envoya des ambassadeurs à Annibal pour l’obliger à lever le siège, et sur son refus, ceux-ci passèrent à Carthage, où ils se plaignirent de cette infraction aux traités ; mais ils s’en retournèrent sans avoir rien pu obtenir. Cependant cette ville opulente, si chère à toute la contrée et à la république romaine, fut ruinée par les Carthaginois après huit ou neuf mois de siège. On n’en saurait lire le récit sans horreur, encore moins l’écrire ; j’y insisterai pourtant en quelques mots, parce que cela importe à mon sujet. D’abord elle fut tellement désolée par la famine que, suivant quelques historiens, les habitants furent obligés de se repaître de cadavres humains ; ensuite, accablés de toutes sortes de misères et ne voulant pas tomber entre les mains d’Annibal, ils dressèrent un grand bûcher où ils s’entr’égorgèrent, eux et leurs enfants, au milieu des flammes. Je demande si les dieux, ces débauchés, ces gourmands, avides à humer le parfum des sacrifices, et qui ne savent que tromper les hommes par leurs oracles ambigus, ne devaient pas faire quelque chose en faveur d’une ville si dévouée aux Romains, et ne pas souffrir qu’elle pérît pour leur avoir gardé une inviolable fidélité, d’autant plus qu’ils avaient été les médiateurs de l’alliance qui unissait les deux cités. Et pourtant Sagonte, fidèle à la parole qu’elle avait donnée en présence des dieux, fut assiégée, opprimée, saccagée par un perfide, pour n’avoir pas voulu se rendre coupable de parjure. S’il est vrai que ces dieux épouvantèrent plus tard Annibal par des foudres et des tempêtes, quand il était sous les murs de Rome, d’où ils le forcèrent à se retirer, que n’en faisaient-ils autant pour Sagonte ? J’ose dire qu’il y aurait eu pour eux plus d’honneur à se déclarer en faveur des alliés de Rome, attaqués à cause de leur fidélité et dénués de tout secours, qu’à secourir Rome elle-même, qui combattait pour son propre intérêt et était en état de tenir tête à Annibal. S’ils étaient donc véritablement les protecteurs de la félicité et de la gloire de Rome, ils lui auraient épargné la honte ineffaçable de la ruine de Sagonte. Et maintenant, n’est-ce pas une folie de croire qu’on leur doit d’avoir sauvé Rome des mains d’Annibal victorieux, quand ils n’ont pas su garantir de ses coups une ville si fidèle aux Romains ? Si le peuple de Sagonte eût été chrétien, s’il eût souffert pour la foi de l’Évangile, sans toutefois se tuer et se brûler lui-même, il eût souffert du moins avec cette espérance que donne la foi et dont l’objet n’est pas une félicité passagère, mais une éternité bienheureuse ; au lieu que ces dieux, que l’on doit, dit-on, servir et honorer afin de s’assurer la jouissance des biens périssables de cette vie, que pourront alléguer leurs défenseurs pour les excuser de la ruine de Sagonte ? à moins qu’ils ne reproduisent les arguments déjà invoqués à l’occasion de la mort de Régulus ; il n’y a d’autre différence, en effet, sinon que Régulus

  1. La bulla était une petite boule d’or ou d’argent que portaient au cou les jeunes patriciens.
  2. Voyez Tite-Live, lib. xxi, cap. 6-15.