Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
LA CITÉ DE DIEU.

monde, et il faut convenir que les guerres furieuses et les sanglantes animosités des hommes fournissaient alors aux démons de beaux spectacles et de riches festins. Mais ce qu’il y eut de plus déplorable dans cette première guerre punique, ce fut cette défaite des Romains dont nous avons parlé dans les deux livres précédents et où fut pris Régulus ; grand homme auquel il ne manqua, pour mettre fin à la guerre, après avoir vaincu les Carthaginois, que de résister à un désir immodéré de gloire, qui lui fit imposer des conditions trop dures à un peuple déjà épuisé. Si la captivité imprévue de cet homme héroïque, si l’indignité de sa servitude, si sa fidélité à garder son serment, si sa mort cruelle et inhumaine ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire qu’ils sont d’airain comme leurs statues et n’ont point de sang dans les veines.

Au reste, durant ce temps, les calamités ne manquèrent pas à Rome au dedans de ses murailles. Un débordement extraordinaire du Tibre ruina presque toutes les parties basses de la ville ; plusieurs maisons furent renversées tout d’abord par la violence du fleuve, et les autres tombèrent ensuite à cause du long séjour des eaux. Ce déluge fut suivi d’un incendie plus terrible encore ; le feu, qui commença par les plus hauts édifices du Forum, n’épargna même pas son propre sanctuaire, le temple de Vesta, où des vierges choisies pour cet honneur, ou plutôt pour ce supplice, étaient chargées d’alimenter sa vie perpétuellement. Mais alors il ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et les vestales épouvantées ne pouvaient sauver de l’embrasement cette divinité fatale qui avait déjà fait périr trois villes[1] où elle était adorée. Alors le pontife Métellus, sans s’inquiéter de son propre salut, se jeta à travers les flammes et parvint à en tirer l’idole, étant lui-même à demi brûlé, car le feu ne sut pas le reconnaître. Étrange divinité, qui n’a seulement pas la force de s’enfuir, de sorte qu’un homme se montre plus capable de courir au secours d’une déesse que la déesse ne l’est d’aller au sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas se défendre eux-mêmes du feu, comment en auraient-ils garanti la ville placée sous leur protection ? et en effet il parut bien qu’ils n’y pouvaient rien du tout. Nous ne parlerions pas ainsi à nos adversaires, s’ils disaient que leurs idoles sont les symboles des biens éternels et non les gages des biens terrestres, et qu’ainsi, quand ces symboles viennent à périr, comme toutes les choses visibles et corporelles, l’objet du culte subsiste et le dommage matériel peut toujours être réparé ; mais, par un aveuglement déplorable, on s’imagine que des idoles passagères peuvent assurer à une ville une félicité éternelle, et quand nous prouvons à nos adversaires que le maintien même des idoles n’a pu les garantir d’aucune calamité, ils rougissent de confesser une erreur qu’ils sont incapables de soutenir.

CHAPITRE XIX.
ÉTAT DÉPLORABLE DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE PENDANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE, OÙ S’ÉPUISÈRENT LES FORCES DES DEUX PEUPLES ENNEMIS.

Quant à la seconde guerre punique, il serait trop long de rapporter tous les désastres des deux peuples dont la lutte se développait sur de si vastes espaces, puisque, de l’aveu même de ceux qui n’ont pas tant entrepris de décrire les guerres de Rome que de les célébrer, le peuple à qui resta l’avantage parut moins vainqueur que vaincu. Quand Annibal, sorti d’Espagne, se fut jeté sur l’Italie comme un torrent impétueux, après avoir passé les Pyrénées, traversé les Gaules, franchi les Alpes et toujours accru ses forces dans une si longue marche en saccageant ou subjuguant tout, combien la guerre devint sanglante ! que de combats, d’armées romaines vaincues, de villes prises, forcées ou détachées du parti ennemi ! Que dirai-je de cette journée de Cannes où la rage d’Annibal, tout cruel qu’il était, fut tellement assouvie, qu’il ordonna la fin du carnage ? et de ces trois boisseaux d’anneaux d’or qu’il envoya aux Carthaginois après la bataille, pour faire entendre qu’il y était mort tant de chevaliers romains, que la perte était plus facile à mesurer qu’à compter, et pour laisser à penser quelle épouvantable boucherie on avait dû faire de combattants sans anneaux d’or ? Aussi le manque de soldats contraignit les Romains à promettre l’impunité aux criminels et à donner la liberté aux esclaves, moins pour recruter leur armée, que pour former une armée nouvelle avec ces soldats infâmes. Ce n’est pas tout : les armes mêmes manquèrent à ces esclaves, ou, pour les appeler d’un nom moins flétrissant, à ces nouveaux

  1. Troie, Lavinie et Albe.