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LIVRE III — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.

taires ? Et quand enfin le peuple, après de longues et fâcheuses séditions, s’étant retiré sur le mont Aventin, on fut obligé d’avoir recours à une magistrature instituée pour les périls extrêmes et de nommer dictateur Hortensius, qui ramena le peuple à Rome et mourut dans l’exercice de ses fonctions : chose singulière, qui ne s’était pas encore vue et qui constitua un grief d’autant plus grave contre les dieux, que le médecin Esculape était alors présent dans la cité ?

Tant de guerres éclatèrent alors de toutes parts que, faute de soldats, on fut obligé d’enrôler les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui, trop pauvres pour porter les armes, ne servaient qu’à donner des enfants à la république. Les Tarentins appelèrent à leur secours contre les Romains Pyrrhus, roi d’Épire, alors si fameux. Ce fut à ce roi qu’Apollon, consulté par lui sur le succès de son entreprise, répondit assez agréablement par un oracle si ambigu que le dieu, quoi qu’il arrivât, ne pouvait manquer d’avoir été bon prophète. Cet oracle, en effet, signifiait également que Pyrrhus vaincrait les Romains ou qu’il en serait vaincu[1], de sorte qu’Apollon n’avait qu’à attendre l’événement en sécurité. Quel horrible carnage n’y eut-il point alors dans l’une et l’autre armée ? Pyrrhus toutefois demeura vainqueur, et il aurait pu dès lors expliquer à son avantage la réponse d’Apollon, si, peu de temps après, dans un autre combat, les Romains n’avaient eu le dessus. À tant de massacres succéda une étrange maladie qui enlevait les femmes enceintes avant le moment de leur délivrance. Esculape, sans doute, s’excusait alors sur ce qu’il était médecin et non sage-femme. Le mal s’étendait même au bétail, qui périssait en si grand nombre qu’il semblait que la race allait s’en éteindre. Que dirai-je de cet hiver mémorable où le froid fut si rigoureux que les neiges demeurèrent prodigieusement hautes dans les rues de Rome l’espace de quinze jours et que le Tibre fut glacé ? si cela était arrivé de notre temps, que ne diraient point nos adversaires contre les chrétiens ? Parlerai-je encore de cette peste mémorable qui emporta tant de monde, et qui, prenant d’une année à l’autre plus d’intensité, sans que la présence d’Esculape servît de rien, obligea d’avoir recours aux livres sibyllins, espèces d’oracles pour lesquels, suivant Cicéron, dans ses livres sur la divination[2], on s’en rapporte aux conjectures de ceux qui les interprètent comme ils peuvent ou comme ils veulent ? Les interprètes dirent donc alors que la peste venait de ce que plusieurs particuliers occupaient des lieux sacrés, réponse qui vint fort à propos pour sauver Esculape du reproche d’impéritie honteuse ou de négligence. Or, comment ne s’était-il trouvé personne qui s’opposât à l’occupation de ces lieux sacrés, sinon parce que tous étaient également las de s’adresser si longtemps et sans fruit à cette foule de divinités ? Ainsi ces lieux étaient peu à peu abandonnés par ceux qui les fréquentaient, afin qu’au moins, devenus vacants, ils pussent servir à l’usage des hommes. Les édifices mêmes qu’on rendit alors à leur destination pour arrêter la peste, furent encore depuis négligés et usurpés par les particuliers, sans quoi on ne louerait pas tant Varron de sa grande érudition pour avoir, dans ses recherches sur les édifices sacrés, exhumé tant de monuments inconnus. C’est qu’en effet on se servait alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse qu’à la peste un remède efficace.

CHAPITRE XVIII
DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE SANS QU’ILS AIENT PU OBTENIR L’ASSISTANCE DES DIEUX.

Et durant les guerres puniques, lorsque la victoire demeura si longtemps en balance, dans cette lutte où deux peuples belliqueux déployaient toute leur énergie, combien de petits États détruits, combien de villes dévastées, de provinces mises au pillage, d’armées défaites, de flottes submergées, de sang répandu ! Si nous voulions raconter ou seulement rappeler tous ces désastres, nous referions l’histoire de Rome. Ce fut alors que les esprits effrayés eurent recours à des remèdes vains et ridicules. Sur la foi des livres sibyllins, on recommença les jeux séculaires, dont l’usage s’était perdu en des temps plus heureux. Les pontifes rétablirent aussi les jeux consacrés aux dieux infernaux, que la prospérité avait également fait négliger. Aussi bien je crois qu’en ce temps-là la joie devait être grande aux enfers, d’y voir arriver tant de

  1. Saint Augustin cite l’oracle en ces termes : Dico te, Pyrrhe, Romanos vincere posse.
  2. Livre ii, ch. 54.