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LA CITÉ DE DIEU.

plupart des autres dans leur dépendance, affectaient la domination sous le spécieux prétexte du bien du peuple et du sénat ; et l’on appelait bons citoyens, non ceux qui servaient les intérêts de la république (car tous étaient également corrompus), mais ceux qui par leur richesse et leur crédit maintenaient l’état présent des choses[1] ». Si donc ces historiens ont cru qu’il leur était permis de rapporter les désordres de leur patrie, à laquelle ils donnent d’ailleurs tant de louanges, faute de connaître cette autre patrie plus véritable qui sera composée de citoyens immortels, que ne devons-nous point faire, nous qui pouvons parler avec d’autant plus de liberté que notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, et que nos adversaires imputent plus injustement à Jésus-Christ les maux qui affligent maintenant le monde, afin d’éloigner les personnes faibles et ignorantes de la seule cité où l’on puisse vivre éternellement heureux ? Au reste, nous ne racontons pas de leurs dieux plus d’horreurs que ne font leurs écrivains les plus vantés et les plus répandus ; c’est dans ces écrivains mêmes que nous puisons nos témoignages, et encore ne pouvons-nous pas tout dire, ni dire les choses comme eux.

Où étaient donc ces dieux que l’on croit qui peuvent servir pour la chétive et trompeuse félicité de ce monde, lorsque les Romains, dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges et leurs impostures, souffraient de si grandes calamités ? où étaient-ils, quand Valérius fut tué en défendant le Capitole incendié par une troupe d’esclaves et de bannis ? Il fut plus aisé à ce consul de secourir le temple qu’à cette armée de dieux et à leur roi très-grand et très-excellent, Jupiter, de venir au secours de leur libérateur. Où étaient-ils, quand Rome, fatiguée de tant de séditions et qui attendait dans un état assez calme le retour des députés qu’elle avait envoyés à Athènes pour en emprunter des lois, fut désolée par une famine et par une peste épouvantables ? Où étaient-ils, quand le peuple, affligé de nouveau par la disette, créa pour la première fois un préfet des vivres ; et quand Spurius Mélius, pour avoir distribué du blé au peuple affamé, fut accusé par ce préfet devant le vieux dictateur Quintius d’affecter la royauté et tué par Servilius, général de la cavalerie, au milieu du plus effroyable tumulte qui ait jamais alarmé la république ? Où étaient-ils, quand Rome, envahie par une terrible peste, après avoir employé tous les moyens de salut et imploré longtemps en vain le secours des dieux, s’avisa enfin de leur dresser des lits dans les temples, chose qui n’avait jamais été faite jusqu’alors, et qui fit donner le nom de Lectisternes[2] à ces cérémonies sacrées ou plutôt sacrilèges ? Où étaient-ils, quand les armées romaines, épuisées par leurs défaites dans une guerre de dix ans contre les Véiens, allaient succomber sans l’assistance de Camille, condamné depuis par son ingrate patrie ? Où étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent, la brûlèrent, la mirent à sac ? Où étaient-ils, quand une furieuse peste la ravagea et enleva ce généreux Camille, vainqueur des Véiens et des Gaulois ? Ce fut durant cette peste qu’on introduisit à Rome les jeux de théâtre, autre peste plus fatale, non pour les corps, mais pour les âmes. Où étaient-ils, quand un autre fléau se déclara dans la cité, je veux parler de ces empoisonnements imputés aux dames romaines des plus illustres familles[3], et qui révélèrent dans les mœurs un désordre pire que tous les fléaux ? Et quand l’armée romaine, assiégée par les Samnites avec ses deux consuls, aux Fourches-Caudines, fut obligée de subir des conditions honteuses et de passer sous le joug, après avoir donné en otage six cents chevaliers ? Et quand, au milieu des horreurs de la peste, la foudre vint tomber sur le camp des Romains ? Et quand Rome, affligée d’une autre peste non moins effroyable, fut contrainte de faire venir d’Épidaure Esculape à titre de médecin, faute de pouvoir réclamer les soins de Jupiter, qui depuis longtemps toutefois faisait sa demeure au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse fort dissipée, n’avait probablement pas trouvé le temps d’apprendre la médecine ? Et quand les Laconiens, les Brutiens, les Samnites et les Toscans, ligués avec les Gaulois Sénonais contre Rome, firent d’abord mourir ses ambassadeurs, mirent ensuite son armée en déroute et taillèrent en pièces treize mille hommes, avec le préteur et sept tribuns mili-

  1. Ce passage a été emprunté sans nul doute par saint Augustin à la grande histoire de Salluste, et probablement au livre i. (Voyez plus haut le ch. 18 du livre ii.)
  2. Lectisternium, de lectus, lit, et sterno, étendre, dresser.
  3. Suivant Tite-Live (livre viii, ch. 18), il y eut 178 matrones condamnées pour crime d’empoisonnement, parmi lesquelles les deux patriciennes Cornelia et Sergia.