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LIVRE III — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.

louanges de la postérité. Et, comme pour le consoler, il ajoute :

« Mais l’amour de la patrie et une immense passion de gloire triomphent de ton cœur[1] ».

Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses enfants, tué par le fils de Tarquin qu’il vient de frapper à mort, ne pouvant survivre au fils et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle pas venger l’innocence de son collègue Collatin, citoyen vertueux, qui, après l’expulsion de Tarquin, fut traité aussi durement que le tyran lui-même ? Remarquez en effet que Brutus était, lui aussi, à ce qu’on assure, parent de Tarquin ; seulement il n’en portait pas le nom comme Collatin. On devait donc l’obliger à quitter son nom, mais non pas sa patrie ; il se fût appelé Lucius Collatin, et la perte d’un mot ne l’eût touché que très-faiblement ; mais ce n’était pas le compte de Brutus, qui voulait lui porter un coup plus sensible en privant l’État de son premier consul et la patrie d’un bon citoyen. Fera-t-on cette fois encore un titre d’honneur à Brutus d’une action aussi révoltante et aussi inutile à la république ? Dira-t-on que :

« L’amour de la patrie et une immense passion de gloire ont triomphé de son cœur ? »

Après qu’on eut chassé Tarquin le Superbe, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, fut créé consul avec Brutus. Combien le peuple romain se montra équitable, en regardant au nom d’un tel citoyen moins qu’à ses mœurs, et combien, au contraire, Brutus fut injuste, en ôtant à son collègue sa charge et sa patrie, quand il pouvait se borner à lui ôter son nom, si ce nom le choquait ! Voilà les crimes, voilà les malheurs de Rome au temps même qu’elle était gouvernée avec quelque justice et quelque modération. Lucrétius, qui avait été subrogé en la place de Brutus, mourut aussi avant la fin de l’année. Ainsi, Publius Valérius, qui avait succédé à Collatin, et Marcus Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius, achevèrent cette année funeste et lugubre qui compta cinq consuls : triste inauguration de la puissance consulaire !

CHAPITRE XVII.
DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT À SOUFFRIR APRÈS LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT EN DEVOIR DE LA SECOURIR.

Quand la crainte de l’étranger vint à s’apaiser, quand la guerre, sans être interrompue, pesa d’un poids moins lourd sur la république, ce fut alors que le temps de la justice et de la modération atteignit son terme, pour faire place à celui que Salluste décrit en ce peu de mots : « Les patriciens se mirent à traiter les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ et imposant à celui qui n’avait rien la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout par l’usure, le bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser, avec le service militaire, les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur le mont Sacré et sur l’Aventin ; ce fut ainsi qu’il obtint ses tribuns et d’autres prérogatives. Mais la lutte et les discordes ne furent entièrement éteintes qu’à la seconde guerre punique ». Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs et m’arrêter moi-même au détail de tant de maux ? Salluste ne nous a-t-il pas appris en peu de paroles combien, durant cette longue suite d’années qui se sont écoulées jusqu’à la seconde guerre punique, Rome a été malheureuse, tourmentée au dehors par des guerres, agitée au dedans par des séditions ? Les victoires qu’elle a remportées dans cet intervalle ne lui ont point donné de joies solides ; elles n’ont été que de vaines consolations pour ses infortunes, et des amorces trompeuses à des esprits inquiets qu’elles engageaient de plus en plus dans des malheurs inutiles. Que les bons et sages Romains ne s’offensent point de notre langage ; et comment s’en offenseraient-ils, puisque nous ne disons rien de plus fort que leurs propres auteurs, qui nous laissent loin derrière eux par l’éclat de leurs tableaux composés à loisir, et dont les ouvrages sont la lecture habituelle des Romains et de leurs enfants ? A ceux qui viendraient à s’irriter contre moi, je demanderais comment donc ils me traiteraient, si je disais ce qu’on lit dans Salluste : « Les querelles, les séditions s’élevèrent et enfin les guerres civiles, tandis qu’un petit nombre d’hommes puissants, qui tenaient la

  1. Enéide, livre vi, vers 820-823.