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LA CITÉ DE DIEU.

dant, après un tel assassinat, commis contre un si bon roi, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels, eux qui, pour l’adultère de Pâris, sortirent de Troie et abandonnèrent cette ville à la fureur des Grecs. Bien loin de là, Tarquin succéda à Tullius, qu’il avait tué, et les dieux, au lieu de se retirer, eurent bien le courage de voir ce meurtrier de son beau-père monter sur le trône, remporter plusieurs victoires éclatantes sur ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir le Capitole ; ils souffrirent même que Jupiter, leur roi, régnât du haut de ce superbe temple, ouvrage d’une main parricide ; car Tarquin n’était pas innocent quand il construisit le Capitole, puisqu’il ne parvint à la couronne que par un horrible assassinat. Quand plus tard les Romains le chassèrent du trône et de leur ville, ce ne fut qu’à cause du crime de son fils, et ce crime fut commis non-seulement à son insu, mais en son absence. Il assiégeait alors la ville d’Ardée ; il combattait pour le peuple romain. On ne peut savoir ce qu’il eût fait si on se fût plaint à lui de l’attentat de son fils ; mais, sans attendre son opinion et son jugement à cet égard, le peuple lui ôta la royauté, ordonna aux troupes d’Ardée de revenir à Rome, et en ferma les portes au roi déchu. Celui-ci, après avoir soulevé contre eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup de mal, forcé de renoncer à son royaume par la trahison des amis en qui il s’était confié, se retira à Tusculum, petite ville voisine de Rome, où il vécut de la vie privée avec sa femme l’espace de quatorze ans, et finit ses jours[1] d’une manière plus heureuse que son beau-père, qui fut tué par le crime d’un gendre et d’une fille. Cependant les Romains ne l’appelèrent point le Cruel ou le Tyran, mais le Superbe, et cela peut-être parce qu’ils étaient trop orgueilleux pour souffrir son orgueil. En effet, ils tinrent si peu compte du crime qu’il avait commis en tuant son beau-père, qu’ils l’élevèrent à la royauté ; en quoi je me trompe fort si la récompense ainsi accordée à un crime ne fut pas un crime plus énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels. À moins qu’on ne veuille dire pour les défendre qu’ils ne demeurèrent à Rome que pour punir les Romains en les séduisant par de vains triomphes et les accablant par des guerres sanglantes. Voilà quelle fut la fortune des Romains sous leurs rois, dans les plus beaux jours de l’empire, et jusqu’à l’exil de Tarquin le Superbe, c’est-à-dire l’espace d’environ deux cent quarante-trois ans, pendant lesquels toutes ces victoires, achetées au prix de tant de sang et de calamités, étendirent à peine cet empire jusqu’à vingt milles de Rome, territoire qui n’est pas comparable à celui de la moindre ville de Gétulie.

CHAPITRE XVI.
DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT L’UN EXILA L’AUTRE ET FUT TUÉ LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QU’IL AVAIT BLESSÉ, APRÈS S’ÊTRE SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.

Ajoutons à cette époque celle où Salluste assure que Rome se gouverna avec justice et modération, et qui dura tant qu’elle eut à redouter le rétablissement de Tarquin et les armes des Étrusques. En effet, la situation de Rome fut très-critique au moment où les Étrusques se liguèrent avec le roi déchu. Et c’est ce qui fait dire à Salluste que si la république fut alors gouvernée avec justice et modération, la crainte des ennemis y contribua plus que l’amour du bien. Dans ce temps si court, combien fut désastreuse l’année où les premiers consuls furent créés après l’expulsion des rois ! Ils n’achevèrent pas seulement le temps de leur magistrature, puisque Junius Brutus força son collègue Tarquin Collatin à se démettre de sa charge et à sortir de Rome, et que lui-même fut tué à peu de temps de là dans un combat où il s’enferra avec l’un des fils de Tarquin[2], après avoir fait mourir ses propres enfants et les frères de sa femme comme coupables d’intelligence avec l’ancien roi. Virgile ne peut se défendre de détester cette action, tout en lui donnant des éloges. À peine a-t-il dit :

« Voilà ce père, qui, pour sauver la sainte liberté romaine, envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison »,

qu’il s’écrie aussitôt :

« Infortuné, quelque jugement que porte sur toi l’avenir ! »

C’est-à-dire, malheureux père en dépit des

  1. Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet quelques années à Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius ; mais il mourut à Cumes, chez le tyran Aristodème. (Voyez lib. i, cap. 16.)
  2. Arons. (Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 2-8.)