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LA CITÉ DE DIEU.

pendant tout son règne et ferma les portes du temple de Janus qu’on a coutume de tenir ouvertes en temps de guerre, il dut cet avantage à la protection des dieux, en récompense des institutions religieuses qu’il avait établies chez les Romains. Et, sans doute, il y aurait à féliciter ce personnage d’avoir obtenu un si grand loisir, s’il avait su l’employer à des choses utiles et sacrifier une curiosité pernicieuse à la recherche et à l’amour du vrai Dieu ; mais, outre que ce ne sont point les dieux qui lui procurèrent ce loisir, je dis qu’ils l’auraient moins trompé, s’ils l’avaient trouvé moins oisif ; car moins ils le trouvèrent occupé, plus ils s’emparèrent de lui. C’est ce qui résulte des révélations de Varron, qui nous a donné la clef des institutions de Numa et des pratiques dont il se servit pour établir une société entre Rome et les dieux. Mais nous traiterons plus amplement ce sujet en son lieu[1], s’il plaît au Seigneur. Pour revenir aux prétendus bienfaits de ces divinités, je conviens que la paix est un bienfait, mais c’est un bienfait du vrai Dieu, et il en est d’elle comme du soleil, de la pluie et des autres avantages de la vie, qui tombent souvent sur les ingrats et les pervers. Supposez d’ailleurs que les dieux aient en effet procuré à Rome et à Numa un si grand bien, pourquoi ne l’ont-ils jamais accordé depuis à l’empire romain, même dans les meilleures époques ? est-ce que les rites sacrés de Numa avaient de l’influence, quand il les instituait, et cessaient d’en avoir, quand on les célébrait après leur institution ? Mais au temps de Numa, ils n’existaient pas encore, et c’est lui qui les fit ajouter au culte ; après Numa, ils existaient depuis longtemps, et on ne les conservait qu’en vue de leur utilité. Comment se fait-il donc que ces quarante-trois ans, ou selon d’autres, ces trente-neuf ans du règne de Numa[2] se soient passés dans une paix continuelle, et qu’ensuite, une fois les rites établis et les dieux invoqués comme tuteurs et chefs de l’empire, il ne se soit trouvé, depuis la fondation de Rome jusqu’à Auguste, qu’une seule année, celle qui suivit la première guerre punique, où les Romains, car le fait est rapporté comme une grande merveille, aient pu fermer les portes du temple de Janus[3] ?

CHAPITRE X.
S’IL ÉTAIT DÉSIRABLE QUE L’EMPIRE ROMAIN S’ACCRUT PAR DE GRANDES ET TERRIBLES GUERRES, ALORS QU’IL SUFFISAIT, POUR LUI DONNER LE REPOS ET LA SÉCURITÉ, DE LA MÊME PROTECTION QUI L’AVAIT FAIT FLEURIR SOUS NUMA.

Répondra-t-on que l’empire romain, sans cette suite continuelle de guerres, n’aurait pu étendre si loin sa puissance et sa gloire ? Mais quoi ! un empire ne saurait-il être grand sans être agité ? ne voyons-nous pas dans le corps humain qu’il vaut mieux n’avoir qu’une stature médiocre avec la santé que d’atteindre à la taille d’un géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent plus un instant de repos et sont d’autant plus fortes qu’on a des membres plus grands ? quel mal y aurait-il, ou plutôt quel bien n’y aurait-il pas à ce qu’un État demeurât toujours au temps heureux dont parle Salluste, quand il dit : « Au commencement, les rois (c’est le premier nom de l’autorité sur la terre) avaient des inclinations différentes : les uns s’adonnaient aux exercices de l’esprit, les autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes s’écoulait sans ambition ; chacun était content du sien[4] ». Fallait-il donc, pour porter l’empire romain à ce haut degré de puissance, qu’il arrivât ce que déplore Virgile :

« Peu à peu le siècle se corrompt et se décolore ; bientôt surviennent la fureur de la guerre et l’amour de l’or[5] ».

On dit, pour excuser les Romains d’avoir tant fait la guerre, qu’ils étaient obligés de résister aux attaques de leurs ennemis et qu’ils combattaient, non pour acquérir de la gloire, mais pour défendre leur vie et leur liberté. Eh bien ! soit ; car, comme dit Salluste : « Lorsque l’État, par le développement des lois, des mœurs et du territoire, eut atteint un certain degré de puissance, la prospérité, selon l’ordinaire loi des choses humaines, fit naître l’envie. Les rois et les peuples voisins de Rome lui déclarent la guerre ; ses alliés lui donnent peu de secours, la plupart saisis de crainte et ne cherchant qu’à écarter de soi le danger. Mais les Romains, attentifs au dehors comme au dedans, se hâtent, s’apprêtent, s’encouragent, vont au-devant de l’ennemi ; liberté, patrie,

  1. Voyez plus bas le livre VII, chap. 34.
  2. Le règne de Numa dura quarante-trois ans selon Tite-Live, et trente-neuf selon Polybe.
  3. Ce fut l’an de Rome 519, sous le consulat de C. Atilius et de T. Manlius. Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 19.
  4. Salluste, Catilina, ch. 2.
  5. Virgile, Énéide, liv. VIII, vers 326, 327.