seul grand miracle nous suffit, que toute la terre ait cru sans miracles.
CHAPITRE VI.
Rappelons ici le passage où Cicéron s’étonne que la divinité de Romulus ait obtenu créance. Voici ses propres paroles : « Ce qu’il y a de plus admirable dans l’apothéose de Romulus, c’est que les autres hommes qui ont été faits dieux vivaient dans des siècles grossiers, où il était aisé de persuader aux peuples tout ce qu’on voulait. Mais il n’y a pas encore six cents ans qu’existait Romulus, et déjà les lettres et les sciences florrissaient depuis longtemps dans le monde, et y avaient dissipé la barbarie[1] ». Et un peu après il ajoute : « On voit donc que Romulus a existé bien des années après Homère, et que, les hommes commençant à être éclairés, il était difficile, dans un siècle déjà poli, de recourir à des fictions. Car l’antiquité « a reçu des fables qui étaient quelquefois bien grossières ; mais le siècle de Romulus était trop civilisé pour rien admettre qui ne fût au moins vraisemblable ». Ainsi, voilà un des hommes les plus savants et les plus éloquents du monde, Cicéron, qui s’étonne qu’on ait cru à la divinité de Romulus, parce que le siècle où-il est venu était assez éclairé pour répudier des fictions. Cependant, qui a cru que Romulus était un dieu, sinon Rome, et encore Rome faible et naissante ? Les générations suivantes furent obligées de conserver la tradition des ancêtres ; et, après avoir sucé cette superstition avec le lait, elles la répandirent parmi les peuples que Rome fit passer sous son joug. Ainsi, toutes ces nations vaincues, sans ajouter foi à la divinité de Romulus, ne laissaient pas de la proclamer pour ne pas offenser la maîtresse du monde, trompée elle-même, sinon par amour de l’erreur, du moins par l’erreur de son amour. Combien est différente notre foi dans la divinité de Jésus-Christ !
Il est sans doute le fondateur de la Cité éternelle ; mais tant s’en faut qu’elle l’ait cru dieu, parce qu’il l’a fondée, qu’elle ne mérite d’être fondée que parce qu’elle le croit dieu. Rome, déjà bâtie et dédiée, a élevé à son fondateur un temple où elle l’a adoré comme un dieu ; la nouvelle Jérusalem, afin d’être bâtie et dédiée, a pris pour base de sa foi son fondateur, Jésus-Christ Dieu. La première, par amour pour Romulus, l’a cru dieu ; la seconde, convaincue que Jésus-Christ était Dieu, l’a aimé. Quelque chose a donc précédé l’amour de celle-là, et l’a portée à croire complaisamment à une perfection, même imaginaire, de celui qu’elle aimait ; et de même, quelque chose a précédé la foi de celle-ci, pour lui-faire aimer sans témérité un privilège très-véritable dans celui en qui elle croit. Sans parler, en effet, de tant de miracles qui ont établi la divinité de Jésus-Christ, nous avions sur lui, avant qu’il ne parût sur la terré, des prophéties divines parfaitement dignes de foi et dont nous n’attendions pas l’accomplissement, comme nos pères, mais qui sont déjà accomplies. Il n’en est pas ainsi de Romulus. On sait par les historiens qu’il a bâti Rome et qu’il y a régné, sans qu’aucune prophétie antérieure eût rien annoncé de cela. Main tenant, qu’il ait été transporté parmi les dieux, l’histoire le rapporte comme une croyance, elle ne le prouve point comme un fait. Point de miracle pour témoigner de la vérité de cette apothéose. On parle d’une louve qui nourrit les deux frères comme d’une grande merveille. Mais qu’est-ce que cela pour prouver qu’un homme est un dieu ? Alors même que cette louve aurait été Une vraie louve et non pas une courtisane[2], le prodige aunait été commun aux deux-frères, et cependant il n’y en a qu’un qui passe pour un dieu. D’ailleurs, à qui a-t-on défendu de croire et de dire que Romulus, Hercule et autres personnages semblables étaient des dieux ? Et qui a mieux aimé mourir que de cacher sa foi ? Ou plutôt se serait-il jamais rencontré une seule nation qui eût adoré Romulus sans la crainte du nom romain ? Et cependant qui pourrait compter tous ceux qui ont mieux aimé perdre la vie dans les plus cruels tourments que de nier la divinité de Jésus-Christ ? Ainsi la crainte, fondée ou non, d’encourir une légère
- ↑ Ce n’est pas Cicéron en personne qui donne le chiffre de six cents ans, et comment le donnerait-il, lui qui écrivait la République sept cents ans environ après la fondation de Rome ? Il faut mettre les paroles citées par saint Augustin dans la bouche d’un des interlocuteurs du dialogue, le second Africain ou Lélius.
- ↑ Voyez plus haut ce qui est dit sur ce point, au livre 18, ch. 21.