Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.
40
LA CITÉ DE DIEU.

injuste, cessant d’être le peuple, c’est-à-dire une société fondée sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts.

Lors donc que la république romaine était telle que la décrit Salluste, elle n’était pas seulement déchue de sa beauté et de sa vertu, comme le dit l’historien, mais elle avait cessé d’être, suivant le raisonnement de ces grands hommes. C’est ce que Cicéron prouve au commencement du cinquième livre, où il ne parle plus au nom de Scipion, mais en son propre nom. Après avoir rappelé ce vers d’Ennius :

Rome a pour seul appui ses mœurs et ses grands hommes,

« Ce vers, dit-il, par la vérité comme par la précision, me semble un oracle émané du sanctuaire. Ni les hommes, en effet, si l’État n’avait eu de telles mœurs, ni les mœurs publiques, s’il ne s’était montré de tels hommes, n’auraient pu fonder ou maintenir pendant si longtemps une si vaste domination. Aussi voyait-on, avant notre siècle, la force des mœurs héréditaires appeler naturellement les hommes supérieurs, et ces hommes éminents retenir les vieilles coutumes et les institutions des aïeux. Notre siècle, au contraire, recevant la république comme un chef-d’œuvre d’un autre âge, qui déjà commençait à vieillir et à s’effacer, non-seulement a négligé de renouveler les couleurs du tableau primitif, mais ne s’est pas même occupé d’en conserver au moins le dessin et comme les derniers contours ».

« Que reste-t-il, en effet, de ces mœurs antiques, sur lesquelles le poëte appuyait la république romaine ? Elles sont tellement surannées et mises en oubli, que, loin de les pratiquer, on ne les connaît même plus. Parlerai-je des hommes ? Les mœurs elles-mêmes n’ont péri que par le manque de grands hommes ; désastre qu’il ne suffit pas d’expliquer, et dont nous aurions besoin de nous faire absoudre, comme d’un crime capital ; car c’est grâce à nos vices, et non par quelque coup du sort que, conservant encore la république de nom, nous en avons dès longtemps perdu la réalité[1] ».

Voilà quels étaient les sentiments de Cicéron, longtemps, il est vrai, après la mort de Scipion l’Africain[2], mais enfin avant l’avénement de Jésus-Christ. Certes, si un pareil état de choses eût existé et eût été signalé depuis l’établissement de la religion du Christ, quel est celui de nos adversaires qui ne l’eût imputé à son influence ? Je demande donc pourquoi leurs dieux ne se sont pas mis en peine de prévenir cette ruine de la république romaine que Cicéron, bien longtemps avant l’incarnation de Jésus-Christ, déplore avec de si pathétiques accents ? Maintenant c’est aux admirateurs des antiques mœurs et de la vieille Rome d’examiner s’il est bien vrai que la justice régnât dans ce temps-là ; peut-être, à la place d’une vivante réalité, n’y avait-il qu’une surface ornée de couleurs brillantes, suivant l’expression échappée à Cicéron. Mais nous discuterons ailleurs cette question, s’il plaît à Dieu[3]. Car je m’efforcerai de prouver, en temps et lieu, que selon les définitions de la république et du peuple, données par Scipion avec l’assentiment de ses amis, jamais il n’y a eu à Rome de république, parce que jamais il n’y a eu de vraie justice. Si l’on veut se relâcher de cette sévérité et prendre des définitions plus généralement admises, je veux bien convenir que la république romaine a existé, surtout à mesure qu’on s’enfonce dans les temps primitifs ; mais il n’en demeure pas moins établi que la véritable justice n’existe que dans cette république dont le Christ est le fondateur et le gouverneur. Je puis, en effet, lui donner le nom de république, puisqu’elle est incontestablement la chose du peuple ; mais si ce mot, pris ailleurs dans un autre sens, s’écarte trop ici de notre langage accoutumé, il faut au moins reconnaître que le seul siège de la vraie justice, c’est cette cité dont il est dit dans l’Écriture sainte : « On a publié de toi des choses glorieuses, ô cité de Dieu[4] ! »

CHAPITRE XXII.
LES DIEUX DES ROMAINS N’ONT JAMAIS PRIS SOIN D’EMPÊCHER QUE LES MŒURS NE FISSENT PÉRIR LA RÉPUBLIQUE.

Mais, pour revenir à la question, qu’on célèbre tant qu’on voudra la république romaine, telle qu’elle a été ou telle qu’elle est, il est certain que, selon leurs plus savants écrivains, elle était déchue bien avant l’avé-

  1. Cicéron, De la République, liv. v, trad. de M. Villemain.
  2. Scipion l’Africain mourut l’an de Rome 624. C’est environ soixante-dix ans avant que Cicéron écrivit le dialogue de la République, c’est-à-dire soixante ans avant Jésus-Christ.
  3. Voyez plus bas le livre xix, ch. 21 et 24.
  4. Psal. Lxxxvi, 3.