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LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX.

cela n’est pas moins étrange que si, parmi nous, Plaute et Névius se fussent avisés de médire de Publius et de Cnéus Scipion, ou Cécilius de Caton ». Et il ajoute un peu après : « Nos lois des douze Tables, au contraire, si attentives à ne porter la peine de mort que pour un bien petit nombre de faits, ont compris dans cette classe le délit d’avoir récité publiquement ou d’avoir composé des vers qui attireraient sur autrui le déshonneur et l’infamie ; et elles ont sagement décidé ; car notre vie doit être soumise à la sentence des tribunaux, à l’examen légitime des magistrats, et non pas aux fantaisies des poëtes ; et nous ne devons être exposés à entendre une injure qu’avec le droit d’y répondre et de nous défendre devant la justice ». Il est aisé de voir combien tout ce passage du quatrième livre de la République de Cicéron, que je viens de citer textuellement (sauf quelques mots omis ou modifiés), se rattache étroitement à la question que je veux éclaircir. Cicéron ajoute beaucoup d’autres réflexions, et conclut en montrant fort bien que les anciens Romains ne pouvaient souffrir qu’on louât ou qu’on blâmât sur la scène un citoyen vivant. Quant aux Grecs, qui autorisèrent cette licence, je répète, tout en la flétrissant, qu’on y trouve une sorte d’excuse, quand on considère qu’ils voyaient leurs dieux prendre plaisir au spectacle de l’infamie des hommes et de leur propre infamie, soit que les actions qu’on leur attribuait fussent de l’invention des poëtes, soit qu’elles fussent véritables ; et plût à Dieu que les spectateurs n’eussent fait qu’en rire, au lieu de les imiter ! Au fait, c’eût été un peu trop superbe d’épargner la réputation des principaux de la ville et des simples citoyens, pendant que les dieux sacrifiaient la leur de si bonne grâce.

CHAPITRE X.
C’EST UN TRAIT DE PROFONDE MALICE DES DÉMONS, DE VOULOIR QU’ON LEUR ATTRIBUE DES CRIMES, SOIT VÉRITABLES, SOIT SUPPOSÉS.

On allègue pour excuse que ces actions attribuées aux dieux ne sont pas véritables, mais supposées. Le crime alors n’en serait que plus énorme, si l’on consulte les notions de la vraie piété et de la vraie religion ; et si l’on considère la malice des démons, quel art profond pour tromper les hommes ! Quand on diffame un des premiers de l’État qui sert honorablement son pays, cette attaque n’est-elle pas d’autant plus inexcusable qu’elle est plus éloignée de la vérité ? Quel supplice ne méritent donc pas ceux qui font à Dieu une injure si atroce et si éclatante ! Au reste, ces esprits du mal, que les païens prennent pour des dieux, n’ont d’autre but, en se laissant attribuer de faux crimes, que de prendre les âmes dans ces fictions comme dans des filets, et de les entraîner avec eux dans le supplice où ils sont prédestinés ; soit que des hommes qu’ils se plaisent à faire passer pour des dieux, afin de recevoir à leur place par mille artifices les adorations des mortels, aient en effet commis ces crimes, soit qu’aucun homme n’en étant coupable, ils prennent plaisir à les voir imputer aux dieux, pour donner ainsi aux actions les plus méchantes et les plus honteuses l’autorité du ciel. C’est ainsi que les Grecs, esclaves de ces fausses divinités, n’ont pas cru que les poëtes dussent les épargner eux-mêmes sur la scène, ou par le désir de se rendre en cela semblables à leurs dieux, ou par la crainte de les offenser, s’ils se montraient jaloux d’avoir une renommée meilleure que la leur.

CHAPITRE XI.
LES GRECS ADMETTAIENT LES COMÉDIENS À L’EXERCICE DES FONCTIONS PUBLIQUES, CONVAINCUS QU’IL Y AVAIT DE L’INJUSTICE À MÉPRISER DES HOMMES DONT L’ART APAISAIT LA COLÈRE DES DIEUX.

Les Grecs furent encore très-conséquents avec eux-mêmes quand ils jugèrent les comédiens dignes des plus hautes charges de l’Etat. Nous apprenons, en effet, par Cicéron, dans ce même traité De la République, que l’athénien Eschine, homme très-éloquent, après avoir joué la tragédie dans sa jeunesse, brigua la suprême magistrature, et que les Athéniens envoyèrent souvent le comédien Aristodème en ambassade vers Philippe, pour traiter les affaires les plus importantes de la paix et de la guerre. Voyant leurs dieux accueillir avec complaisance les pièces de théâtre, il ne leur paraissait pas raisonnable de mettre au rang des personnes infâmes ceux qui servaient à les représenter. Nul doute que tous ces usages des Grecs ne fussent très-scandaleux, mais nul doute aussi qu’ils ne fussent en harmonie avec le caractère de leurs dieux ; car comment auraient-ils empêché les poëtes et les acteurs