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LA CITÉ DE DIEU.

ce philosophe, que de voir des prêtres de Cybèle[1] se mutiler dans le temple des démons, des efféminés s’y faire consacrer, des insensés s’y inciser le corps, cérémonies cruelles, honteuses, cruellement honteuses, honteusement cruelles, qui sont chaque jour célébrées en l’honneur des dieux ? Combien aussi serait-il plus utile, pour former la jeunesse à la vertu, de lire publiquement de bonnes lois, au nom des dieux, que de louer vainement celles des ancêtres ! En effet, tous les adorateurs de dieux pareils, lorsque le poison brûlant de la passion, comme dit Perse[2], s’est insinué dans leur âme, peu leur importe ce qu’enseignait Platon ou ce que Platon censurait, ils regardent ce que faisait Jupiter. De là ce jeune débauché de Térence qui, jetant les yeux sur le mur de la salle, et y voyant une peinture où Jupiter fait couler une pluie d’or dans le sein de Danaé, se sert d’un si grand exemple pour autoriser ses désordres, et se vante d’imiter Dieu :

« Et quel Dieu ? Celui qui ébranle de son tonnerre les temples du ciel. Certes, je n’en ferais pas autant, moi, chétif mortel, mais, pour le reste, je l’ai fait, et de grand cœur[3] ».

CHAPITRE VIII.
LES JEUX SCÉNIQUES, OÙ SONT ÉTALÉES TOUTES LES TURPITUDES DES DIEUX, LOIN DE LEUR DÉPLAIRE, SERVENT À LES APAISER.

Mais, dira-t-on, ce sont là des inventions de poëtes, et non les enseignements de la religion. Je ne veux pas répondre que ces enseignements sont encore plus scandaleux ; je me contente de prouver, l’histoire à la main, que ces jeux solennels, où l’on représente les fictions des poëtes, n’ont pas été introduits dans les fêtes des dieux par l’ignorance et la superstition des Romains, mais que ce sont les dieux eux-mêmes, comme je l’ai indiqué au livre précédent, qui ont prescrit de les célébrer, et les ont pour ainsi dire violemment imposés par la menace. C’est, en effet, au milieu des ravages croissants d’une peste que les jeux scéniques furent institués à Rome pour la première fois par l’autorité des pontifes. Or, quel est celui qui, pour la conduite de sa vie, ne se conformera pas de préférence aux exemples donnés par les dieux dans les cérémonies consacrées par la religion, qu’aux préceptes inscrits dans les lois par une sagesse toute profane ? Si les poëtes ont menti, quand ils ont représenté Jupiter adultère, des dieux vraiment chastes auraient dû se courroucer et se venger d’un pareil scandale, au lieu de l’encourager et de le prescrire. Et cependant, ce qu’il y a de plus supportable dans ces jeux scéniques, ce sont les comédies et les tragédies, c’est-à-dire ces pièces imaginées par les poëtes, où l’immoralité des actions n’est pas du moins aggravée par l’obscénité des paroles[4], ce qui fait comprendre qu’on leur donne place dans l’étude des belles-lettres, et que des personnes d’âge en imposent la lecture aux enfants.

CHAPITRE IX.
LES ANCIENS ROMAINS JUGEAIENT NÉCESSAIRE DE RÉPRIMER LA LICENCE DES POËTES, À LA DIFFÉRENCE DES GRECS QUI NE LEUR IMPOSAIENT AUCUNE LIMITE, SE CONFORMANT EN CE POINTÀA LA VOLONTÉ DES DIEUX.

Si l’on veut savoir ce que pensaient à cet égard les anciens Romains, il faut consulter Cicéron qui, dans son traité De la République[5] fait parler Scipion[6] en ces termes : « Jamais la comédie, si l’habitude des mœurs publiques ne l’avait autorisée, n’aurait pu faire goûter les infamies qu’elle étalait sur le théâtre[7] ». Les Grecs du moins étaient conséquents dans leur extrême licence, puisque leurs lois permettaient à la comédie de tout dire sur tout citoyen et en l’appelant par son nom. Aussi, comme dit encore Scipion dans le même ouvrage : « Qui n’a-t-elle pas atteint ? Ou plutôt, qui n’a-t-elle pas déchiré ? À qui fit-elle grâce ? Qu’elle ait blessé des flatteurs populaires, des citoyens malfaisants, séditieux, Cléon, Cléophon, Hyperbolus[8], à la bonne heure ; bien que, pour de tels hommes, la censure du magistrat vaille mieux que celle du poëte. Mais que Périclès, gouvernant la république depuis tant d’années avec le plus absolu crédit, dans la paix ou dans la guerre, soit outragé par des vers, et qu’on les récite sur la scène,

  1. Sur ces prêtres nommé Galles, voyez plus loin, liv. VI, ch. 7, et liv. vii, ch. 25 et 26.
  2. Perse, Satires, iii, v. 37.
  3. Térence, Eunuque, act. iii, sc. 5, v. 36 et 37, 42 et 43.
  4. Comme par exemple dans les Atellanes, pièces populaires et bouffonnes dont les anciens eux-mêmes ont blâmé l’obscénité.
  5. On sait que ce grand ouvrage est perdu aux trois quarts, même après les découvertes d’Angelo Maio. Le quatrième livre, cité ici par saint Augustin, est un de ceux dont il nous reste le moins de débris.
  6. Le Scipion de la République est Scipion Emilien, le destructeur de Numance et de Carthage.
  7. Cicéron, De la République, livre iv, trad. de M. Villemain.
  8. Voyez les comédies d’Aristophane.