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LA CITÉ DE DIEU.

d’accuser, de menacer hautement les méchants et de promettre des récompenses aux bons. Or, a-t-on jamais entendu rien prêcher de semblable dans leurs temples ? Quand j’étais jeune, je me souviens d’y être allé plus d’une fois ; j’assistais à ces spectacles et à ces jeux sacrilèges ; je contemplais les prêtres en proie à leur délire démoniaque, j’écoutais les musiciens, je prenais plaisir à ces jeux honteux qu’on célébrait en l’honneur des dieux, des déesses, de la vierge Célestis[1], de Cybèle, mère de tous les dieux. Le jour où on lavait solennellement dans un fleuve cette dernière divinité[2], de misérables bouffons chantaient devant son char des vers tellement infâmes qu’il n’eût pas été convenable, je ne dis pas à la mère des dieux, mais à la mère d’un sénateur, d’un honnête homme, d’un de ces bouffons même, de prêter l’oreille à ces turpitudes. Car enfin tout homme a un sentiment de respect pour ses parents que la vie la plus dégradante ne saurait étouffer. Ainsi ces baladins auraient rougi de répéter chez eux et devant leurs mères, ne fût-ce que pour s’exercer, ces paroles et ces gestes obscènes dont ils honoraient la mère des dieux, en présence d’une multitude immense où les deux sexes étaient confondus. Et je ne doute pas que ces spectateurs qui s’empressaient à la fête, attirés par la curiosité, ne rentrassent à la maison, révoltés par l’infamie. Si ce sont là des choses sacrées, qu’appellerons-nous choses sacrilèges ? et qu’est-ce qu’une souillure, si c’est là une purification ? Ne donnait-on pas à ces fêtes le nom de Services (Fercula), comme si on eût célébré un festin où les démons pussent venir se repaître de leurs mets favoris ? Chacun sait, en effet, combien ces esprits immondes sont avides de telles obscénités ; il faudrait, pour en douter, ignorer l’existence de ces démons qui trompent les hommes en se faisant passer pour des dieux, ou bien vivre de telle sorte que leur protection parût plus à désirer que celle du vrai Dieu, et leur colère plus à craindre.

CHAPITRE V.
DES CÉRÉMONIES OBSCÈNES QU’ON CÉLÉBRAIT EN L’HONNEUR DE LA MÈRE DES DIEUX.

Je voudrais avoir ici pour juges, non ces hommes corrompus qui aiment mieux prendre du plaisir à des coutumes infâmes, que se donner de la peine pour les combattre, mais cet illustre Scipion Nasica, autrefois choisi par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir Cybèle, et promener solennellement dans la ville la statue de ce démon. Je lui demanderais s’il ne souhaiterait pas que sa mère eût assez bien mérité de la république pour qu’on lui décernât les honneurs divins, comme à ces mortels privilégiés, devenus immortels et rangés au nombre des dieux par l’admiration et la reconnaissance des Grecs, des Romains et d’autres peuples[3]. Sans aucun doute, il souhaiterait un pareil bonheur à sa mère, si la chose était possible ; mais supposons qu’on lui demande après cela s’il voudrait que parmi ces honneurs divins on mêlât les chants obscènes de Cybèle. Ne s’écriera-t-il pas qu’il aimerait mieux pour sa mère qu’elle fût morte et privée de tout sentiment que d’être déesse pour se complaire à ces infamies ? Quelle apparence, en effet, qu’un sénateur romain, assez sévère de mœurs pour avoir empêché qu’on ne bâtît un théâtre dans une ville qu’il voulait peuplée d’hommes forts, souhaitât pour sa mère un culte qui fait accueillir avec faveur par une déesse des paroles dont une matrone se regarderait comme offensée ? Assurément il ne croirait point qu’une femme d’honneur, en devenant déesse, eût perdu à ce point la modestie, ni qu’elle pût écouter avec plaisir, de la bouche de ses adorateurs, des mots tellement impurs que si elle en eût entendu de pareils de son vivant, sans se boucher les oreilles et se retirer, ses proches, son mari et ses enfants eussent été obligés d’en rougir pour elle. Ainsi, cette mère des dieux, que le dernier des hommes refuserait d’avouer pour sa mère, voulant capter l’esprit des Romains, désigna pour venir au-devant d’elle le premier des citoyens, non pour le confirmer dans sa vertu par ses conseils et son assistance, mais pour le tromper par ses artifices, semblable à cette femme dont

  1. Cette déesse-vierge Célestis était principalement adorée en Afrique, au témoignage de Tertullien (Apolog., cap. 21). Saint Augustin en parle encore au chap. 23 de ce même livre ii, et ailleurs (Enarr. in Psal. lxii, n. 7, et in Psal. xcviii, n. 14, et Serm. cv, n. 12). — Nous ne savons pas sur quel fondement le docte Vives a confondu la vierge Célestis avec Cybèle, mère des dieux.
  2. Chaque année, la veille des ides d’avril, la statue de Cybèle était conduite en grande pompe par les prêtres de la déesse au fleuve Almon, qui se jette dans le Tibre, près de Rome, et là, au confluent des deux eaux, se faisait l’ablution sacrée, souvenir de celle qui eut lieu le jour où la statue arriva d’Asie pour la première fois. Voyez Ovide, Fastes, lib. iv, v. 337 et sq., et Lucain, lib. s, v. 600.
  3. Saint Augustin s’appuie peut-être ici mentalement sur l’explication que donne Cicéron des apothéoses : De Nat. deor, lib. ii, cap. 2, et lib. iii, cap. 14.