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LIVRE I. — LES GOTHS À ROME.

ment de patriotique prévoyance que Scipion, je parle toujours de l’illustre pontife que le sénat proclama par un choix unanime meilleur citoyen de Rome, détourna ses collègues du dessein qu’ils avaient formé de construire un amphithéâtre. Dans un discours plein d’autorité, il leur persuada de ne pas souffrir que la mollesse des Grecs vînt corrompre la virile austérité des antiques mœurs et souiller la vertu romaine de la contagion d’une corruption étrangère. Le sénat fut si touché par cette grave éloquence qu’il défendit l’usage des siéges qu’on avait coutume de porter aux représentations scéniques. Avec quelle ardeur ce grand homme eût-il entrepris d’abolir les jeux mêmes, s’il eût osé résister à l’autorité de ce qu’il appelait des dieux ! car il ne savait pas que ces prétendus dieux ne sont que de mauvais démons, ou s’il le savait, il croyait qu’on devait les apaiser plutôt que de les mépriser. La doctrine céleste n’avait pas encore été annoncée aux Gentils, pour purifier leur cœur par la foi, transformer en eux la nature humaine par une humble piété, les rendre capables des choses divines et les délivrer enfin de la domination des esprits superbes.

CHAPITRE XXXII.
DE L’ÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES.

Sachez donc, vous qui l’ignorez, et vous aussi qui feignez l’ignorance, n’oubliez pas, au milieu de vos murmures contre votre libérateur, que ces jeux scéniques, spectacles de turpitude, œuvres de licence et de vanité, ont été établis à Rome, non par la corruption des hommes, mais par le commandement de vos dieux. Mieux eût valu accorder les honneurs divins à Scipion que de rendre un culte à des dieux de cette sorte, qui n’étaient certes pas meilleurs que leur pontife. Écoutez-moi un instant avec attention, si toutefois votre esprit, longtemps enivré d’erreurs, est capable d’entendre la voix de la raison : Les dieux commandaient que l’on célébrât des jeux de théâtre pour guérir la peste des corps[1], et Scipion, pour prévenir la peste des âmes, ne voulait pas que le théâtre même fût construit. S’il vous reste encore quelque lueur d’intelligence pour préférer l’âme au corps, dites-moi qui vous devez honorer, de Scipion ou de vos dieux. Au surplus, si la peste vint à cesser, ce ne fut point parce que la folle passion des jeux plus raffinés de la scène s’empara d’un peuple belliqueux qui n’avait connu jusqu’alors que les jeux du cirque ; mais ces démons méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup plus dangereuse et qui fait leur joie parce qu’elle s’attaque, non point au corps, mais aux mœurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement l’esprit des Romains que dans ces derniers temps (la postérité aura peine à le croire), parmi les malheureux échappés au sac de Rome et qui ont pu trouver un asile à Carthage, on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie qu’ils couraient chaque jour au théâtre s’enivrer follement du spectacle des histrions.

CHAPITRE XXXIII.
LA RUINE DE ROME N’A PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS.

Quelle est donc votre erreur, insensés, ou plutôt, quelle fureur vous transporte ! Quoi ! au moment où, si l’on en croit les récits des voyageurs, le désastre de Rome fait jeter un cri de douleur jusque chez les peuples de l’Orient[2], au moment où les cités les plus illustres dans les plus lointains pays font de votre malheur un deuil public, c’est alors que vous recherchez les théâtres, que vous y courez, que vous les remplissez, que vous en envenimez encore le poison. C’est cette souillure et cette perte des âmes, ce renversement de toute probité et de tout sentiment honnête que Scipion redoutait pour vous, quand il s’opposait à la construction d’un amphithéâtre, quand il prévoyait que vous pourriez aisément vous laisser corrompre par la bonne fortune, quand il ne voulait pas qu’il ne vous restât plus d’ennemis à redouter. Il n’estimait pas qu’une cité fût florissante, quand ses murailles sont debout et ses mœurs ruinées. Mais le séducteur des démons a eu plus de pouvoir sur vous que la prévoyance des sages. De là vient que vous ne voulez pas qu’on vous impute le mal que vous faites et que vous impu-

  1. Voyez Tite-Live, lib. vii, cap. 2 ; Val. Max., lib. ii, cap. 1, § 2, et Tertullien, De Spectac., cap. 5.
  2. Les témoignages de cette douleur immense et universelle abondent dans les historiens. Voyez les lettres de saint Jérôme, notamment Epist. XVI, ad Principiam, et lxxxii, ad Marcell. et Anapsychiam.