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LA CITÉ DE DIEU.

de leur piété[1]. Pour nous, enfants du Christ, nous répondrons : Notre Dieu est partout présent et tout entier partout ; exempt de limites, il peut être présent en restant invisible et s’absenter sans se mouvoir. Quand ce Dieu m’afflige, c’est pour éprouver ma vertu ou pour châtier mes péchés ; et en échange de maux temporels, si je les souffre avec piété, il me réserve une récompense éternelle. Mais vous, dignes à peine qu’on vous parle de vos dieux, qui êtes-vous en face du mien, « plus redoutable que tous les dieux ; car tous les dieux des nations sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux[2] ? »

CHAPITRE XXX.
CEUX QUI S’ÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS.

Si cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre souverain Pontife, qui dans la terreur de la guerre punique fut choisi d’une voix unanime par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir de Phrygie l’image de la mère des dieux[3], si ce grand homme, dont vous n’oseriez affronter l’aspect, pouvait revenir à la vie, c’est lui qui se chargerait de rabattre votre impudence. Car enfin, qu’est-ce qui vous pousse à imputer au christianisme les maux que vous souffrez ? C’est le désir de trouver la sécurité dans le vice, et de vous livrer sans obstacle à tout le dérèglement de vos mœurs. Si vous souhaitez la paix et l’abondance, ce n’est pas pour en user honnêtement, c’est-à-dire avec mesure, tempérance et piété, mais pour vous procurer, au prix de folles prodigalités, une variété infinie de voluptés, et répandre ainsi dans les mœurs, au milieu de la prospérité apparente, une corruption mille fois plus désastreuse que toute la cruauté des ennemis. C’est ce que craignait Scipion, votre grand pontife, et, au jugement de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, quand il s’opposait à la ruine de Carthage, cette rivale de l’empire romain, et combattait l’avis contraire de Caton[4]. Il prévoyait les suites d’une sécurité fatale à des âmes énervées et voulait qu’elles fussent protégées par la crainte, comme des pupilles par un tuteur. Il voyait juste, et l’événement prouva qu’il avait raison. Carthage une fois détruite, la république romaine fut délivrée sans doute d’une grande terreur ; mais combien de maux naquirent successivement de cette prospérité ! la concorde entre les citoyens affaiblie et détruite, bientôt des séditions sanglantes, puis, par un enchaînement de causes funestes, la guerre civile avec ses massacres, ses flots de sang, ses proscriptions, ses rapines ; enfin, un tel déluge de calamités que ces Romains, qui, au temps de leur vertu, n’avaient rien à redouter que de l’ennemi, eurent beaucoup plus à souffrir, après l’avoir perdue, de la main de leurs propres concitoyens. La fureur de dominer, passion plus effrénée chez le peuple romain que tous les autres vices de notre nature, ayant triomphé dans un petit nombre de citoyens puissants, tout le reste, abattu et lassé, se courba sous le joug[5].

CHAPITRE XXXI.
PAR QUELS DEGRÉS S’EST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE LA DOMINATION.

Comment, en effet, cette passion se serait-elle apaisée dans ces esprits superbes, avant que de s’élever par des honneurs incessamment renouvelés jusqu’à la puissance royale ? Or, pour obtenir le renouvellement de ces honneurs, la brigue était indispensable ; et la brigue elle-même ne pouvait prévaloir que chez un peuple corrompu par l’avarice et la débauche. Or, comment le peuple devint-il avare et débauché ? par un effet de cette prospérité dont s’alarmait si justement Scipion, quand il s’opposait avec une prévoyance admirable à la ruine de la plus redoutable et de la plus opulente ennemie de Rome. Il aurait voulu que la crainte servit de frein à la licence, que la licence comprimée arrêtât l’essor de la débauche et de l’avarice, et qu’ainsi la vertu pût croître et fleurir pour le salut de la république, et avec la vertu, la liberté ! Ce fut par le même principe et dans un même senti-

  1. On sait assez qu’il était d’usage dans l’ancienne république de faire des prières publiques, aux jours de grand péril ; mais il est bon de rappeler ici qu’au moment où Alaric parut devant Rome, cette vieille coutume fut encore mise en pratique par le sénat romain. Voyez Sozomène, lib. IX, cap. 6 ; Nicéphore, Annal., lib. XIII, cap. 35, et Zozime, lib. V, cap. 41.
  2. Psal. xcv, 4, 5.
  3. C’est à Pessinonte, en Phrygie, qu’on alla chercher la statue de Cybèle. L’oracle de Delphes avait prescrit d’envoyer à sa rencontre le meilleur citoyen de Rome. Voyez Cicéron, De arusp. resp., cap. 13 ; Tite-Live, lib. xxix, cap. 14.
  4. Voyez Plutarque, Vie de Caton l’ancien, et Tite-Live, lib. xlix, epit.
  5. Voyez Salluste, de Bello Jugurth., cap. 41 et sq., et Velleius Paterculus, lib. ii, init.