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LA CITÉ DE DIEU.

oreille, et nous ne prétendons pas au jugement des choses cachées : « Nul ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui[1] ». Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que nous approuvons en toutes manières, c’est que personne n’a le droit de se donner la mort, ni pour éviter les misères du temps, car il risque de tomber dans celles de l’éternité, ni à cause des péchés d’autrui, car, pour éviter un péché qui ne le souillait pas, il commence par se charger lui-même d’un péché qui lui est propre, ni pour ses péchés passés, car, s’il a péché, il a d’autant plus besoin de vivre pour faire pénitence, ni enfin, par le désir d’une vie meilleure, car il n’y a point de vie meilleure pour ceux qui sont coupables de leur mort.

CHAPITRE XXVII.
SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE PÉCHÉ.

Reste un dernier motif dont j’ai déjà parlé, et qui consiste à fonder le droit de se donner la mort sur la crainte qu’on éprouve d’être entraîné au péché par les caresses de la volupté ou par les tortures de la douleur. Admettez ce motif comme légitime, vous serez conduits par le progrès du raisonnement à conseiller aux hommes de se donner la mort au moment où, purifiés par l’eau régénératrice du baptême, ils ont reçu la rémission de tous leurs péchés. Le vrai moment, en effet, de se mettre à couvert des péchés futurs, c’est quand tous les anciens sont effacés. Or, si la mort volontaire est légitime, pourquoi ne pas choisir ce moment de préférence ? quel motif peut retenir un nouveau baptisé ? pourquoi exposerait-il encore son âme purifiée à tous les périls de la vie, quand il lui est si facile d’y échapper, selon ce précepte : « Celui qui aime le péril y tombera[2] ? » pourquoi aimer tant et de si grands périls, ou, si on ne les aime pas, pourquoi s’y exposer en conservant une vie dont on a le droit de s’affranchir ? est-il possible d’avoir le cœur assez pervers et l’esprit assez aveuglé pour se créer ces deux obligations contradictoires : l’une, de se donner la mort, de peur que la domination d’un maître ne nous fasse tomber dans le péché ; l’autre, de vivre, afin de supporter une existence pleine à chaque heure de tentations, de ces mêmes tentations que l’on aurait à craindre sous la domination d’un maître, et de mille autres qui sont inséparables de notre condition mortelle ? à ce compte, pourquoi perdrions-nous notre temps à enflammer le zèle des nouveaux baptisés par de vives exhortations, à leur inspirer l’amour de la pureté virginale, de la continence dans le veuvage, de la fidélité au lit conjugal, quand nous avons à leur indiquer un moyen de salut beaucoup plus sûr et à l’abri de tout péril, c’est de se donner la mort aussitôt après la rémission de leurs péchés, afin de paraître ainsi plus sains et plus purs devant Dieu ? Or, s’il y a quelqu’un qui s’avise de donner un pareil conseil, je ne dirai pas : Il déraisonne ; je dirai : Il est fou. Comment donc serait-il permis de tenir à un homme le langage que voici : « Tuez-vous, de crainte que, vivant sous la domination d’un maître impudique, vous n’ajoutiez à vos fautes vénielles quelque plus grand péché », si c’est évidemment un crime abominable de lui dire : « Tuez-vous, et aussitôt après l’absolution de vos péchés, de crainte que vous ne veniez par la suite à en commettre d’autres et de plus grands, vivant dans un monde plein de voluptés attrayantes, de cruautés furieuses, d’illusions et de terreurs ». Puisqu’un tel langage serait criminel, c’est donc aussi une chose criminelle de se tuer. On ne saurait, en effet, invoquer aucun motif qui fût plus légitime ; celui-là ne l’étant pas, nul ne saurait l’être.

CHAPITRE XXVIII.
POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ À LA PUDEUR DES FEMMES CHRÉTIENNES.

Ainsi donc, fidèles servantes de Jésus-Christ, que la vie ne vous soit point à charge parce que les ennemis se sont fait un jeu de votre chasteté. Vous avez une grande et solide consolation, si votre conscience vous rend ce témoignage que vous n’avez point consenti au péché qui a été permis contre vous. Demanderez-vous pourquoi il a été permis ? qu’il vous suffise de savoir que la Providence, qui a créé le monde et qui le gouverne, est profonde en ses conseils ; « impénétrables sont ses jugements et insondables ses voies[3] ». Toutefois descendez au fond de votre cons-

  1. I Cor. ii, 11.
  2. Eccles. iii, 27.
  3. Rom. XI, 33.