Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
288
LA CITÉ DE DIEU.

prit du monde, mais l’esprit de Dieu, pour connaître les dons que Dieu nous a faits ; et nous les annonçons, non dans le docte langage de la sagesse humaine, mais comme des hommes instruits par l’esprit de Dieu et qui parlent spirituellement des choses spirituelles. Pour l’homme animal, il ne conçoit point ce qui est l’esprit de Dieu ; car cela passe à son sens pour une folie[1] ». Il s’adresse à ces sortes d’hommes qui sont encore animaux, lorsqu’il dit un peu après : « Aussi, mes frères, n’ai-je pu vous parler comme à des personnes spirituelles, mais comme à des hommes qui sont encore charnels[2] » ; ce que l’on doit encore entendre de la même manière, c’est-à-dire la partie pour le tout. L’homme tout entier peut être désigné par l’esprit ou par la chair, qui sont les deux parties qui le composent ; et dès lors l’homme animal et l’homme charnel ne sont point deux choses différentes, mais une même chose, c’est-à-dire l’homme vivant selon l’homme. Et c’est ainsi qu’on ne doit entendre que l’homme, soit en ce passage : « Nulle chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi[3] » ; soit en celui-ci : « Soixante et quinze âmes[4] descendirent en Égypte avec Jacob[5] ». Toute chair veut dire tout homme, et soixante-quinze âmes est pour soixante-quinze hommes. L’Apôtre dit : « Je ne vous parlerai pas le docte langage de la sagesse humaine » ; il aurait pu dire : de la sagesse charnelle. Il dit aussi : « Vous marchez selon l’homme » ; dans le même sens où il aurait dit : selon la chair. Mais cela paraît plus clairement dans ces paroles : « Lorsque l’un dit : Je suis à Paul, et l’autre : Je suis à Apollo, n’êtes-vous pas encore des hommes[6] ? » Il appelle hommes ceux qu’il avait auparavant appelés charnels et animaux. Vous êtes des hommes, dit-il, c’est-à-dire vous vivez selon l’homme, et non pas selon Dieu ; car si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux.

CHAPITRE V.
L’OPINION DES PLATONICIENS TOUCHANT LA NATURE DE L’ÂME ET CELLE DU CORPS EST PLUS SUPPORTABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS ; TOUTEFOIS NOUS LA REJETONS EN CE POINT QU’ELLE FAIT VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.

Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair en elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre ; ce qui n’est pas bon, c’est d’abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu’on veuille vivre selon la chair, ou selon l’âme, ou selon l’homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l’âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l’une et fuit l’autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l’avoue, ne tombent pas dans l’extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise[7], puisqu’ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l’âme, qu’il engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron[8], ou, si l’on veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des mœurs. Or, si cela est, d’où vient qu’Énée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s’écrie :

« Ô mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers ? Infortunés ! d’où leur vient ce funeste amour de la lumière[9] ? »

Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s’élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds ? Le poëte n’assure-t-il pas qu’elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu’elles veulent retourner dans des corps ? Il résulte de là que cette révolution

  1. I Cor. ii, 11-14.
  2. Ibid. iii, 1.
  3. Rom. iii, 20.
  4. Saint Augustin suit en cet endroit la version des Septante, car la Vulgate porte soixante-dix âmes, et non soixante-quinze. Les Actes des Apôtres (vii, 14) sont d’accord avec les Septante. Voyez plus bas, livre {{rom|xvi, ch. 40.
  5. Gen. XLVI, 27.
  6. I Cor. iii, 4.
  7. Voyez le traité de saint Augustin De hæres., hær. 46, et tous ses écrits contre les Manichéens.
  8. Tusc. Quæst., lib. iv, cap. 6 et alibi.
  9. Énéide, liv. vi, v.  719-721.