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LA CITÉ DE DIEU.

de sorte que, comme nous souffrons ici des maux présents et que là nous en craindrons de futurs, il est plus vrai de dire que nous sommes toujours misérables que de croire que nous soyons quelquefois heureux.

Mais la piété et la vérité nous crient que ces révolutions sont imaginaires ; la religion nous promet une félicité dont nous serons assurés et qui ne sera traversée d’aucune misère ; suivons donc le droit chemin, qui est Jésus-Christ, et, sous la conduite de ce Sauveur, détournons-nous des routes égarées de ces impies. Si Porphyre, quoique platonicien, n’a point voulu admettre dans les âmes ces vicissitudes perpétuelles de félicité et de misère, soit qu’il ait été frappé de l’extravagance de cette opinion, soit qu’il en ait été détourné par la connaissance qu’il avait du Christianisme , et si , comme je l’ai rapporté au dixième livre [1]il a mieux aimé penser que l’âme a été envoyée en ce monde pour y connaître le mal, afin de n’y plus être sujette, lorsqu’après en avoir été affranchie elle sera retournée au Père, à combien plus forte rai- son les fidèles doivent-ils fuir et détester un sentiment si faux et si contraire à la vraie religion ! Or, après avoir une fois brisé ce cercle chimérique de révolutions, rien ne nous oblige plus à croire que le genre humain n’a point de commencement, sous le prétexte, désormais vaincu, que rien ne saurait se pro- duire dans les êtres qui leur soit entièrement nouveau. Si en effet l’on avoue que l’âme est délivrée sans retour par la mort de toutes ses misères, il lui survient donc quelque événement qui lui est nouveau, et certes un événement très-considérable, puisque c’est une féli- cité éternelle. Or, s’il peut survenir quelque chose de nouveau à une nature immortelle, pourquoi n’en sera-t-il pas de même pour les natures mortelles ? Diront-ils que ce n’est pas une chose nouvelle à l’âme d’être bienheu- reuse, parce qu’elle l’était avant de s’unir au corps ? Au moins est -il nouveau pour elle d’être délivrée de sa misère, et la misère même lui a été nouvelle, puisqu’elle ne l’a- vait jamais soufferte auparavant. Je leur de- manderai encore si cette nouveauté n’entre point dans l’ordre de la Providence et si elle arrive par hasard ; mais alors que deviennent toutes ces révolutions mesurées et régulières où rien n’arrive de nouveau toutes choses devant se reproduire sans cesse ? Que si cette nouveauté est dans l’ordre de la Providence, soit que l’âme ait été envoyée dans le corps, soit qu’elle y soit tombée par elle-même, il peut donc arriver quelque chose de nouveau et qui néanmoins ne soit pas contraire à l’or- dre de l’univers. Enfin, puisqu’il faut recon- naître que l’âme a pu se faire par son impré- voyance une nouvelle misère , laquelle n’a pu échappera la Providence divine, qui a fait entrer dans ses desseins le châtiment de l’âme et sa délivrance future, gardons-nous de la témérité de refusera Dieu le pouvoir de faire des choses nouvelles, alors surtout qu’elles ne sont pas nouvelles par rapport à lui, mais seulement par rapport au monde, ayant été prévues de toute éternité. Prendra- t-on ce détour de soutenir qu’à la vérité les âmes délivrées une fois de leur misère n’y re- tourneront plus, mais qu’en cela il n’arrive rien de nouveau, parce qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours des âmes délivrées ? Il faut alors convenir qu’il se fait de nouvel- les âmes à qui cette misère est nouvelle, et nouvelle cette délivrance. Et si l’on veut que les âmes dont se font tous les jours de nou- veaux hommes (mais qui n’en animeront plus d’autres , pourvu qu’elles aient bien vécu) soient anciennes et aient toujours été, c’est admettre aussi qu’elles sont infinies ; car quelque nombre d’âmes que l’on suppose, elles n’auraient pas pu suffire pour faire per- pétuellement de nouveaux hommes pendant un espace de temps infini. Or, je ne vois pas comment nos philosophes expliqueront un nombre infini d’âmes, puisque dans leur sys- tème Dieu serait incapable de les connaître, par l’impossibilité où il est de comprendre des choses infinies [2]. Et maintenant que nous avons confondu la chimère de ces révolu- tions de béatitude et de misère, concluons qu’il n’est rien de plus conforme à la piété que de croire que Dieu peut, quand bon lui semble, faire de nouvelles choses, son inef- fable prescience mettant sa volonté à couvert de tout changement. Quant à savoir si le nombre des âmes à jamais affranchies de leurs misères peut s’augmenter à l’infini, je le laisse à décider à ceux qui sont si subtils à déterminer jusqu’où doivent aller toutes choses. Pour nous, quoi qu’il en soit, nous trouvons toujours notre compte. Dans le cas de

  1. Au chap.30
  2. Voyez plus haut les chap. 17 et 18.