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LIVRE XII. — L’ANGE ET L’HOMME.

nion de ceux qui veulent que toutes choses reviennent après certains intervalles de temps. Or, le sentiment, quel qu’il soit, que l’on peut avoir touchant les siècles des siècles, est absolument étranger à ces révolutions, puisque, soit que l’on entende par les siècles des siècles ceux qui s’écoulent ici-bas par une suite et un enchaînement continus sans aucun retour des mêmes phénomènes et sans que les âmes des bienheureux retombent jamais dans la misère d’où elles sont sorties, soit qu’on les considère comme ces causes éternelles qui règlent les mouvements de toutes les choses passagères et sujettes au temps, il s’ensuit également que ces retours périodiques qui ramènent les mêmes choses sont tout à fait imaginaires et complétement réfutés par la vie éternelle des bienheureux[1].


CHAPITRE XX.

de l’impiété de ceux qui prétendent que les âmes, après avoir participé à la vraie et suprême béatitude, retourneront sur terre dans un cercle éternel de misère et de félicité

Quelle oreille pieuse pourrait entendre dire, sans en être offensée, qu’au sortir d’une vie sujette à tant de misères (si toutefois on peut appeler vie ce qui est véritablement une mort, à ce point que l’amour de cette mort même nous fait redouter la mort qui nous délivre), après tant de misères, dis-je, et tant d’épreuves traversées, enfin, après une vie terminée par les expiations de la vraie religion et de la vraie sagesse, alors que nous serons devenus heureux au sein de Dieu par la contemplation de sa lumière incorporelle et le partage de son immortalité, il nous faudra quitter un jour une gloire si pure, et tomber du faîte de cette éternité, de cette vérité, de cette félicité, dans l’abîme de la mortalité infernale, traverser de nouveau un état où nous perdrons Dieu, où nous haïrons la vérité, où nous chercherons la félicité à travers toutes sortes de crimes ; et pourquoi ces révolutions se reproduisant ainsi sans fin d’époque en époque et ramenant une fausse félicité et une misère réelle ? c’est, dit-on, pour que Dieu ne reste pas sans rien faire, pour qu’il puisse connaître ses ouvrages, ce dont il serait incapable s’il n’en faisait pas toujours de nouveaux. Qui peut supporter de semblables folies ? qui peut les croire ? Fussent-elles vraies, n’y aurait-il pas plus de prudence à les taire, et même, pour exprimer tant bien que mal ma pensée, plus de science à les ignorer ? Si, en effet, notre bonheur dans l’autre vie tient à ce que nous ignorerons l’avenir, pourquoi accroître ici‑bas notre misère par cette connaissance ? et si, au contraire, il nous est impossible d’ignorer l’avenir dans le séjour bienheureux, ignorons-le du moins ici-bas, afin que l’attente du souverain bien nous rende plus heureux que la possession de ce bien ne le pourra faire.

Diront-ils que nul ne peut arriver à la félicité de l’autre monde qu’à condition d’avoir été initié ici-bas à la connaissance de ces prétendues révolutions ? mais alors comment osent-ils en même temps avouer que plus on aime Dieu et plus aisément on arrive à cette félicité, eux qui enseignent des choses si capables de ralentir l’amour ? Quel homme n’aimerait moins vivement un Dieu qu’il sait qu’il doit quitter un jour, après l’avoir possédé autant qu’il en était capable, un Dieu dont il doit même devenir l’ennemi en haine de sa vérité et de sa sagesse ? Il serait impossible de bien aimer un ami ordinaire, si l’on prévoyait que l’on deviendrait son ennemi[2]. Mais à Dieu ne plaise qu’il y ait un mot de vrai dans cette doctrine d’une véritable misère qui ne finira jamais et ne sera interrompue de temps en temps que par une fausse félicité ! Est-il rien de plus faux en effet que cette béatitude où nous ignorerons notre misère à venir, au milieu d’une si grande lumière de vérité dont nous serons éclairés ? est-il rien de plus trompeur que cette félicité sur laquelle nous ne pouvons jamais compter, même lorsqu’elle sera à son comble ? De deux choses l’une : ou nous ne devons pas prévoir là-haut la misère qui nous attend, et alors notre misère ici-bas est moins aveugle, puisque nous connaissons la béatitude où nous devons arriver ; ou nous devons connaître au ciel notre retour futur sur la terre, et alors nous sommes plus heureux quand nous sommes ici-bas misérables avec l’espérance d’un sort plus heureux, que lorsque nous sommes bienheureux là-haut avec la crainte de cesser de l’être. Ainsi, nous avons plus de sujet de souhaiter notre malheur que notre bonheur ;

  1. Comp. saint Jérôme en son commentaire sur l’Épître aux Galates, cap. 1, 5.
  2. Allusion au passage bien connu de Cicéron, De amicitia, cap. 16.