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LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XVIII.
CONTRE CEUX QUI DISENT QUE DIEU MÊME NE SAURAIT COMPRENDRE DES CHOSES INFINIES[1].

Quant à ce qu’ils disent, que Dieu même ne saurait comprendre des choses infinies, il ne leur reste plus qu’à soutenir, pour mettre le comble à leur impiété, qu’il ne connaît pas tous les nombres ; car très-certainement les nombres sont infinis, puisque à quelque nombre qu’on s’arrête, il est toujours possible d’y ajouter une unité, outre que tout nombre, si grand qu’il soit, si prodigieuse que soit la multitude dont il est l’expression rationnelle et scientifique, on peut toujours le doubler et même le multiplier à volonté. De plus, chaque nombre a ses propriétés, de sorte qu’il n’y a pas deux nombres identiques. Ils sont donc dissemblables entre eux et divers, finis en particulier, et infinis en général. Est-ce donc cette infinité qui échappe à la connaissance de Dieu, et faut-il dire qu’il connaît une certaine quantité de nombres et qu’il ignore le reste ? personne n’oserait soutenir une telle absurdité. Affecteront-ils de mépriser les nombres et oseront-ils les retrancher de la science de Dieu, alors que Platon, qui a tant d’autorité parmi eux, introduit Dieu créant le monde par les nombres[2] ; et ne lisons-nous pas dans l’Écriture : « Vous avez fait toutes choses avec poids, nombre et mesure[3] ? » Écoutez aussi le prophète : « Il forme les siècles par nombre[4] ». — Et l’Évangile : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés[5] ». Après tant de témoignages, comment pourrions-nous douter que tout nombre ne soit connu à celui « dont l’intelligence, comme dit le psaume, surpasse toute mesure et tout nombre[6] ? » Ainsi, bien que les nombres soient infinis et sans nombre, l’infinité du nombre ne saurait être incompréhensible à celui dont l’intelligence est au-dessus du nombre. Et, par conséquent, s’il faut que tout ce qui est compris soit fini dans l’intelligence qui le comprend, nous devons croire que l’infinité même est finie en Dieu d’une certaine manière ineffable, puisqu’elle ne lui est pas incompréhensible. Dès lors, puisque l’infinité des nombres n’est pas infinie dans l’intelligence de Dieu, que sommes-nous, pauvres humains, pour assigner des limites à sa connaissance, et dire que, si les mêmes révolutions ne ramenaient périodiquement les mêmes êtres. Dieu ne pourrait avoir ni la prescience de ce qu’il doit faire, ni la science de ce qu’il a fait ! lui dont la science, simple dans sa multiplicité, uniforme dans sa variété, comprend tous les incompréhensibles d’une compréhension si incompréhensible que, voulût-il produire des choses nouvelles et différentes, il ne pourrait ni les produire sans ordre et sans prévoyance, ni les prévoir au jour la journée, parce qu’il les renferme toutes nécessairement dans sa prescience éternelle.

CHAPITRE XIX.
SUR LES SIÈCLES DES SIÈCLES.

Je n’aurai pas la témérité de décider si, par les siècles des siècles, l’Écriture entend cette suite de siècles qui se succèdent les uns aux autres dans une succession continue et une diversité régulière, l’immortalité bienheureuse des âmes délivrées à jamais de la misère planant seule au-dessus de ces vicissitudes, ou bien si elle veut signifier par là les siècles qui demeurent immuables dans la sagesse de Dieu et sont comme les causes efficientes de ces autres siècles que le temps entraîne dans son cours. Peut-être le siècle ne veut-il rien dire autre chose que les siècles, et le siècle du siècle a-t-il même sens que les siècles des siècles, comme le ciel du ciel et les cieux des cieux ne sont qu’une même chose dans le langage de l’Écriture. En effet, Dieu a nommé ciel le firmament au-dessus duquel sont les eaux[7], et cependant le Psalmiste dit : « Que les eaux qui sont au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur[8] ». Il est donc très-difficile de savoir, entre les deux sens des siècles des siècles, quel est le meilleur, ou s’il n’y en a pas un troisième qui soit le véritable ; mais cela importe peu à la question présentement agitée, dans le cas même où nous pourrions donner sur ce point quelque explication satisfaisante, comme dans celui où une sage réserve nous conseillerait de ne rien affirmer en si obscure matière. Il ne s’agit ici que de l’opi-

  1. Par infini, entendez toujours indéterminé. Ici choses infinies veut dire une succession indéfinie de choses.
  2. Allusion à ce passage du Timée : « Quand Dieu entreprit d’organiser le monde, le feu, la terre et l’air avaient déjà, il est vrai, quelques-uns des caractères qui les distinguent, mais ils étaient dans l’état où doit être un objet duquel Dieu est absent. Les trouvant donc dans cet état naturel, la première chose qu’il fit, ce fut de les distinguer par les idées et les nombres (Tim., 538 ; page 1 du tome xii de la traduction de M. Cousin) ».
  3. Sag. XI, 21.
  4. Isaïe, XL, 26, sec. lxx.
  5. Matt. x, 30.
  6. Ps. CXLVI, 5.
  7. Gen. I, 8.
  8. Ps. CXLVIII, 4.